
La photo de couverture. Un homme, torse nu, est accoudé à une fenêtre relevée. Le bois du cadre est rongé par l’humidité. Une ambiance tropicale. Mais ce qui attire immédiatement le regard c’est la façon dont cet homme encore jeune tient la cigarette, qu’il aspire entre ses joues creusées, à l’intérieur de la main, comme le font les soldats ou les aventuriers, pour la protéger du vent; et son regard, sombre et intense, pile au milieu. Cette photo est centrée. Comme l’est le roman de Philippe Beyvin. D’une écriture, sur la pointe du compas, qui entoure cercle après cercle la thématique de la filiation mais aussi de la construction – j’allais dire de la constitution- de soi. Un roman centré donc, mais dont l’auteur a l’habileté de naviguer entre les époques par points de vue. Cet homme qui fume pourrait être Grégoire Tollian en 1970. Il pourrait tout aussi bien être Thomas Bentley en 1995. Les deux se ressemblent. Et pour cause… Pour aller de l’un à l’autre, de l’autre vers l’un, Philippe Beyvin nous raconte les deux histoires, les deux trajets, qui s’inscrivent dans l’histoire plus grande encore qui les relie: celle de la deuxième moitié du vingtième siècle. Avec là encore un centre, celui où se pose la pointe du compas : la guerre du Vietnam. Le roman s’ouvre sur une scène fulgurante. Grégoire Tollian, photographe de guerre français, y prend la photo souvenir d’un jeune GI qui va rentrer chez lui et qui pose crânement, sourire dentifrice aux lèvres, sur une route du Sud Vietnam. Quelques secondes plus tard, le corps du soldat n’est plus que charpie, éparpillé par un obus de mortier qui vient de tomber. Métaphore annonciatrice d’un récit qui va lui aussi s’efforcer de rassembler des morceaux épars : ceux de l’histoire de Grégoire Tollian, disparu quelques jours plus tard sur une route du Cambodge. Et reconstituer aussi le puzzle de la vie de Thomas Bentley, ou plutôt -et c’est une grande originalité du roman- de la vie jusqu’à Thomas Bentley. Un lien à tisser en lui-même, entre sa famille présente -dans laquelle il s’est construit- et cette famille « avant », qui a mené jusqu’à lui, et qui le mène maintenant vers elle. Thomas apprend que son père n’est pas son père. Son vrai père est Grégoire Tollian. Le photographe disparu. Thomas découvre alors cet « avant ». Ses racines arméniennes. Une famille qui a fui les massacres. Un grand père, Vartan, résistant, mort en déportation. Déjà un qui n’est pas revenu. Un héritage qui n’est pas pour rien dans le choix de Grégoire de devenir photographe de guerre. De témoigner du monde. De la guerre du Vietnam où l’époque se joue. Mais aussi qui a conditionné (au sens propre du terme) son histoire à lui, Thomas, dont la vie s’est façonnée sur un autre héritage, une autre transmission. Jusqu’à ce jour. Alors Thomas part sur les traces de ce père disparu, rencontre ceux qui l’ont connu (magnifiques personnages de « Mamig » Pauline et de Carter Atlas, un nom de boxeur pour un homme qui rend comme il le peut les coups de la vie, du temps, de l’époque), revisite les convulsions du monde, les années soixante. C’est une des leçons puissantes de ce roman, écrit d’une plume à la fois fluide et précise, documentée et émotionnelle. Les hommes font les époques. Les époques font les hommes tout autant. Des hommes qui font des hommes : ce qu’ils transportent de génération en génération, comme un poids et surtout comme un élan. Thomas remonte le temps, hanté par une phrase, la dernière que Grégoire Tollian ait écrite : « J’ai toujours pensé qu’un enfant ne valait pas une photographie qui fait l’histoire »… quête qui trouvera sa magnifique résolution avec la révélation des derniers mots : « … sauf si c’est le tien ! », au moment où Thomas lui-même va devenir père. Quelle meilleure façon de continuer l’histoire ? La boucle est bouclée. Le dernier cercle, qui englobe tous les autres est tracé. On pense au sublime poème d’Edwin Markham « nous traçâmes autour de lui un cercle qui l’engloba ». Un roman centré donc. Profondément humain. Et que j’ai lu une deuxième fois pour en éprouver toute la richesse. Les photos d’un père. Philippe Beyvin. Grasset.
Un roman très masculin dont la 4e de couverture ne m’aurait sûrement pas attirée au premier abord, mais tu as le don de faire ressortir le meilleur et l’essentiel des livres que tu as aimés. Il se pourrait bien que je change d’avis… « Une chronique centrée donc ! »
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