
Ca pourrait commencer comme un film des frères Coen. Une Amérique rurale de personnages taillés dans les clichés. Le détective est alcoolique, désabusé et ancien flic. Les blancs sont racistes, les noirs sont méfiants. Chacun reste chez soi. Entre soi. Les perdus d’un côté, les exclus de l’autre. Et au milieu ?
Au milieu il y a la rencontre improbable de Bud Larkin et Adela Cobb. Comme dans un film des frères Coen, tout part d’une mauvaise blague. Une petite annonce que les anciens collègues du détective ont passé pour le chambrer, lassés de le voir vivre dans le bordel et la crasse d’un bureau qui ressemble à sa vie : un fatras de renoncements, de souvenirs en vrac et de bouteilles vides. Une petite annonce à laquelle une femme noire, veuve, qui vient d’être virée de son job de femme de ménage car son fils a osé jouer avec la fille blanche des patrons, va répondre. Quand Adela se présente au bureau de Bud, le journal à la main, il regarde l’annonce et soupire : les cons ! A partir de là, pourraient s’enchaîner les péripéties burlesques à la Fargo (il y en aura), les cuites à la Big Lebowski (il y en aura aussi), et les fantaisies à la Ladykillers, (il y en aura encore), mais ce n’est pas un film des frères Coen, le burlesque va laisser la place au drame et les personnages vont sortir de leur cliché pour revêtir leur plus belle humanité, celle qui les élève.
Car Bud, le détective raciste et Adela, la femme de ménage humiliée, vont avoir besoin l’un de l’autre. Pas comme on pourrait le penser, et c’est une des belles trouvailles de ce polar émouvant. Bien sûr Bud a besoin d’un bon coup de ménage pour son bureau et Adela d’un dollar de l’heure pour nourrir ses enfants. Mais Bud a sur les bras une affaire délicate. Il a accepté d’enquêter sur la disparition d’une fillette noire. La police ne fait rien, alors les parents se tournent vers lui. Pour une fois qu’il a des clients, il accepte. Quand on retrouve la gamine étranglée et qu’une autre disparaît, Bud est seul à mener sérieusement l’enquête. Nous sommes à Birmingham Alabama en 1963. Le FBI doit escorter des enfants noirs qui entrent pour la première fois dans une école blanche, on prépare la marche pour les droits civiques et dans quelques jours John Fitzgerald Kennedy va être assassiné. Les flics sont racistes. Et les noirs sont méfiants. Ils ne parlent pas aux flics. Trop peur qu’ils ne trouvent un prétexte pour leur faire porter le chapeau. Le visage de n’importe quel homme noir est le portrait-robot du coupable idéal. Mais Bud a une arme : Adela. Elle va venir avec lui. A elle, ils parleront. Adela a une fille de quinze ans. Elle pourrait-être la prochaine, alors elle veut qu’on trouve le tueur. C’est donc un couple d’enquêteurs inattendu qui va sonner aux portes : un homme blanc revenu de tout et une femme noire partie de rien. Adela, d’une intelligence aigue, va se révéler un atout pour dénouer les fils d’une enquête emmêlée comme un fil de canne à pêche. Bud, aussi bourru que bourré, va se montrer instinctif et obstiné. Les langues se délient. La peur s’estompe. Les témoignages affluent enfin, les bonnes et les fausses pistes, alors qu’une nouvelle adolescente disparaît…
Ludovic Manchette et Christian Niemiec connaissent leurs classiques sur le bout des doigts. Ils pianotent avec élégance et sincérité la mélodie d’une intrigue bien composée. Ce polar, écrit à quatre mains, comme ceux des mythiques Fruttero et Lucentini, joue juste et clair. Malgré une écriture parfois convenue, c’est dans la façon dont ses deux personnages se dérangent, se réparent l’un l’autre, que le récit fait mouche. On est emporté par leur sincérité et la façon, jamais mièvre, dont se construit leur respect mutuel, et même, pas à pas, une forme d’affection. N’attendez pas l’histoire d’amour. Bud aime Lorraine, la serveuse du rade où il se noie dans le whiskey. Il lui dira sûrement un jour. C’est une autre des qualités de ce roman, éviter les poncifs et les attendus narratifs. Il dit qu’on a besoin les uns des autres. Les uns avec les autres. Ce faisant, ce roman, un peu plus qu’un polar, nous offre une belle leçon de choses : celles de la vie. Alabama 1963 de Ludovic Manchette et Christian Niemiec – éditions du Cherche midi.