
De petites scènes. Comme une série télévisée. Les grandes séries américaines. On le réalise dès les premières pages, John Dos Passos, dans les années 20, est un précurseur virtuose du « show, don‘t tell ». Les scènes d’exposition, en début de roman, de par leur capacité à présenter chaque personnage d’une attitude, une réponse, un acte simple, sont de ce point de vue iconiques. Bien des scénaristes -et des réalisateurs- contemporains pourraient s’en inspirer. Une écriture caméra. Travellings. Transition shots. Tout y est. Nous sommes à New York. Une ville en chantier dopée à la liberté et malade de l’argent. C’est là qu’ils viennent les immigrants, les nouveaux riches, les toujours pauvres. Les femmes et les hommes en quête de possible. A Manhattan transfer, on change de vie comme on change de voie. En chaos. Lire Dos Passos c’est comme regarder tourner le tambour d’une machine à laver. Un tambour où se bousculent et s’entremêlent, non pas des linges de couleurs, mais des destins jetés les uns contre les autres. Un tambour qui donne le tournis aux réussites et recrache au loin les déçus et les perdants. Porté par une langue fluide, des ellipses de narration héritées de Joyce et un mélange puissant de poésie et de réalisme qui annonce Steinbeck, ce roman choral (là encore les séries) suit des personnages, sur des années, des décades, au verbe être. Cette nouvelle traduction de Philippe Jaworski – remarquable- rend enfin justice à son style en restant au plus près de sa musique, de ses ruptures et de son oralité. Dos Passos avait cent ans d’avance. Il est un de ces phares immenses qui a éclairé l’horizon de la littérature et en a montré de nouveaux territoires. Fitzgerald et Hemingway l’admiraient. Le monde est enfin prêt pour lui et il est temps de réaliser ce que nous lui devons. Loué soit Dos Passos. Manhattan transfer de John Dos Passos, aux éditions Gallimard (collection du monde entier). Nouvelle traduction de Philippe Jaworski.