Le cas Victor Sommer – Vincent Delareux

J’habite seul avec maman. Le héros de ce roman se définit par cette première phrase de la chanson de Charles Aznavour. Il n’habite pas rue Sarasate, mais un petit pavillon, sorte de prison aux murs d’amour maternel dont il ne sort que pour aller chez le buraliste acheter les journaux, à la poste, ou chez son Psy, le docteur Adam. Entre rituels, reproches et anathèmes, maman a bien verrouillé toutes les portes et les fenêtres affectives. Victor ne travaille pas, ne sort pas, ne voit pas de filles. Il s’occupe de cette femme infirme dont il dépend autant qu’elle s’efforce de dépendre de lui. Victor entretient pourtant deux rêves fous : trouver un travail et une amoureuse. Il voudrait aussi savoir qui est son père, qui, à bien se souvenir de la seule photo qu’il ait entraperçue de lui, ressemble quand même étrangement à son Psy. Maman aurait-elle manigancé cela aussi ? Tout aurait pu continuer comme ça, depuis le temps que ça dure, si la rencontre avec une ancienne camarade de classe, la lumineuse Eugénie, n’allait pas dérègler la mécanique bien réglée de ce quotidien mortifère. Vincent Delareux, du haut de ses vingt-cinq ans, est un écrivain. En noir sur noir, ombre sur ombre, il sculpte à belles phrases le portrait attachant d’un homme à la conquête de sa vie. La vie, comme le ciel. Immense et omniprésent. Auquel on ne peut échapper mais qu’on ne possédera jamais vraiment. Ecrit comme un journal de bord, ce roman noir brille par ses instants de lumière. Et nous emmène d’une écriture juste et précise, délicatement surannée, dans une spirale où la lucidité côtoie l’absurde, et la fatalité froisse ses spasmes de destin. Une inquiétante étrangeté donc, Freud n’étant jamais loin. Si je n’avais pas rencontré l’auteur au salon du livre de Villers sur mer, je l’aurai imaginé portant petite moustache et gilet à la Proust plutôt qu’avec ce look de jeune DJ d’aujourd’hui. Il fait en tout cas avec ce premier roman œuvre d’écrivain à suivre. A ranger à côté de ceux d’Edouard Bureau, dans l’étagère : jeunes hussards de la littérature. Le cas Victor Sommer – Vincent Delareux – Editions de l’Archipel.

Manhattan transfer – John Dos Passos (nouvelle traduction de Philippe Jaworski)

De petites scènes. Comme une série télévisée. Les grandes séries américaines. On le réalise dès les premières pages, John Dos Passos, dans les années 20, est un précurseur virtuose du « show, don‘t tell ». Les scènes d’exposition, en début de roman, de par leur capacité à présenter chaque personnage d’une attitude, une réponse, un acte simple, sont de ce point de vue iconiques. Bien des scénaristes -et des réalisateurs- contemporains pourraient s’en inspirer. Une écriture caméra. Travellings. Transition shots. Tout y est. Nous sommes à New York. Une ville en chantier dopée à la liberté et malade de l’argent. C’est là qu’ils viennent les immigrants, les nouveaux riches, les toujours pauvres. Les femmes et les hommes en quête de possible. A Manhattan transfer, on change de vie comme on change de voie. En chaos. Lire Dos Passos c’est comme regarder tourner le tambour d’une machine à laver. Un tambour où se bousculent et s’entremêlent, non pas des linges de couleurs, mais des destins jetés les uns contre les autres. Un tambour qui donne le tournis aux réussites et recrache au loin les déçus et les perdants. Porté par une langue fluide, des ellipses de narration héritées de Joyce et un mélange puissant de poésie et de réalisme qui annonce Steinbeck, ce roman choral (là encore les séries) suit des personnages, sur des années, des décades, au verbe être. Cette nouvelle traduction de Philippe Jaworski – remarquable- rend enfin justice à son style en restant au plus près de sa musique, de ses ruptures et de son oralité. Dos Passos avait cent ans d’avance. Il est un de ces phares immenses qui a éclairé l’horizon de la littérature et en a montré de nouveaux territoires. Fitzgerald et Hemingway l’admiraient. Le monde est enfin prêt pour lui et il est temps de réaliser ce que nous lui devons. Loué soit Dos Passos. Manhattan transfer de John Dos Passos, aux éditions Gallimard (collection du monde entier). Nouvelle traduction de Philippe Jaworski.

Pas la guerre – Sandrine Roudeix

Des phrases courtes. Qui claquent. Comme un slam. Comme des gifles aussi. Celles que met la vie quand elle cogne où le cœur bat. Make love not war. Le mantra des années soixante-dix s’est disloqué dans la réalité d’aujourd’hui. Assia et Franck ne se font pas la guerre. L’amour, ils viennent de le faire. Mais ils ne le feront peut-être plus. Pour un mot. Une phrase courte. De trop. Qui claque. Aujourd’hui les différences éloignent plus qu’elles n’attirent. Et aujourd’hui c’est ce matin. C’est toujours le matin quand on vient de faire l’amour. Une porte qui claque. Comme une phrase. Alors le vide, les bruits de l’autre côté du mur. On ne s’entend plus mais on écoute les gestes, les déplacements, les craquements sous les pas, le frottement d’une main sur la nuque, une intimité, tout ce que l’on reconnaît de l’autre comme autant de questions. Les bruits du dehors aussi. Il y a un monde autour. Un monde d’où l’on vient, mais pas du même endroit, pas de la même façon. D’une écriture sensuelle mais avec suite (pour paraphraser Gainsbourg) Sandrine Roudeix écoute comme on regarde, en attention. Tout y est juste. Alors il faut tendre l’oreille. Et je me suis surpris à éteindre la musique pour mieux entendre ce roman. Quand la porte de la chambre s’ouvre enfin, quand le trajet de quelques mètres vers l’autre devient celui d’une vie, un parcours du combattant qui va prendre voix et corps, c’est le monde en chacun qui va parler, crier peut-être. De ce face à face, comme un combat, il faudra bien prendre le risque, chacun dans ses blessures, chacun dans son histoire. S’expliquer. Les amoureux ne sont pas seuls au monde. Ils sont seuls en eux-mêmes. Faire de ce monde en soi une place pour deux demande que ce qu’il y a en nous de vaincu ne laisse au final que deux vainqueurs. A l’amour comme à la guerre. That’s the beauty of it. Et c’est la belle leçon de ce roman charnel. Pas la guerre, de Sandrine Roudeix – aux éditions Le passage.

Les fruits tombent des arbres – Florent Oiseau

On peut voir beaucoup de choses de la fenêtre d’un bus parisien. Paris d’abord. Et les gens qu’on y trouve. Sans les chercher, presque toujours. Il y a les gens, donc. Et il y a Pierre, le personnage du roman de Florent Oiseau. Un personnage qui va se mettre en tête de résoudre le mystère de la mort d’un homme à la station de bus Popincourt. Pas n’importe quel homme. Un voisin. Même si c’est n’importe qui. Bien sûr c’est surtout dans sa tête que cette enquête va se dérouler. Ce pourrait être un grand n’importe quoi. C’est tout le contraire. Un roman ou rien n’est important mais tout importe. Florent Oiseau écrit (magnifiquement bien) avec une loupe précise. Il force le trait pour montrer sans déformer, il dit juste, avec la justesse et la justice que mérite chaque être humain. Chaque rencontre, chaque collision est ainsi une sorte de célébration. Pierre a rétréci sa vie à la taille de l’ordinaire pour que chaque petite chose puisse y être un grand bonheur. Prendre le bus, courir à vélo avec un quinqua aux jambes rasées, monter une mayonnaise pour une inconnue, boire un demi dans un bar Kabyle, ne pas coucher avec une femme alors qu’on aurait pu, qu’on aurait dû peut-être, entendre la télé du voisin à travers le mur. Une sorte de traité de savoir vivre, au sens propre du terme. Même si on ne sait jamais. Alors on suit ses non-aventures avec un plaisir coupable, jusqu’à l’improbable révélation du secret que cache la mort du voisin. Humain très humain, poète post-beat et écrivain surdoué, Florent Oiseau délivre un blues teinté musette. On lui pardonnera quelques coquetteries de style, quelques provocs inutiles. Un roman qui aime les gens, même quand ils ne s’aiment pas eux-mêmes, est oeuvre de littérature. Et de salut public. Amen. Florent Oiseau. Les fruits tombent des arbres. Allary éditions.

Walker – Robin Robertson.

Cos cheum nach gabh tilleadh. On ne recule jamais (en gaélic). C’est la devise des Highlanders de la Nouvelle-Ecosse, un régiment canadien qui a pris part au débarquement en Normandie, en 1945. C’est aussi, d’une certaine façon, la fatalité qui porte Walker, l’ancien soldat de ce régiment, rescapé du D-day, qui vient de débarquer à New York.

Les immeubles sortent du gris ; la nuit fraîche a glissé de leurs épaules comme un peignoir. Walker, de Robin Robertson, est un long poème de deux cent pages. Un Blues lancinant. Une symphonie. La musique des phrases, cœur battant, transpire des images comme une sueur de fièvre. Une femme qui déplace sa chaise avec la course du soleil, entre deux buildings. Des poissons argentés qui se tordent dans la nasse. Des ruelles sordides. Des filaments de lumière qui dansent sur l’eau. Un match de boxe. Février qui commence par une tempête pour finir dans le calme ; tête de serpent, queue de paon. Les balles qui sifflent aux oreilles, Utah beach, le débarquement. Les chairs broyées. Attendre si longtemps pour mourir si vite. L’océan. Une chambre d’hôtel meublée. Une prostituée qui titube sur le trottoir. Des orangeraies à perte de vue. Un coyote qui rode. Hollywood. Un boulevard qui s’enfonce dans le crépuscule. La ville comme un fauve prêt à bondir, toutes lumières dehors. A la manière d’une focale, le changement de ton, du poème à la prose, zoome, dézoome des plans montés serrés. Le texte égrene de petites séquences séparées par des astérisques, alternant les temporalités et les époques.

On pourrait être tenté, devant la beauté saisissante de chaque passage, de lire Walker paragraphe par paragraphe, comme pour en éprouver chaque fulgurance, habiter chaque phrase, la retenir. Ce serait une erreur, car il y a ici un souffle puissant, un courant qui emporte, de vision en vision, de rencontre en souvenir. Il faut se laisser porter, envahir, par les images qui se télescopent, se succèdent, les scènes puissantes, émotionnelles, brûlantes. Accepter le voyage, comme un trip sous drogue, sous alcool, ou le stress post traumatique d’un soldat qui revient de la guerre, pour accéder pleinement à sa splendeur. Un kaléidoscope d’émotions brutes. De grâce et de fureur. 

Car ce long poème narratif, d’une compassion infinie et d’une force d’écriture rare, se lit comme un « page turner » et nous entraîne dans une Amérique de films noirs jusqu’à San Francisco et Los Angeles. Walker y devient reporter et écrit sur les sans-abris. Beaucoup sont d’anciens soldats, comme lui. Il les confesse autant qu’il se confesse à eux. On a gagné la guerre, on vit comme des vaincus. Sa descente aux enfers tutoie le paradis, comme la violence tutoie la beauté et les hommes leurs destins, cherchant l’apaisement sans répit jusqu’à le faire naître, enfin. On finit ce livre avec la gueule de bois. Epuisé d’images, de sensations, le ventre retourné. Avec une insatiable faim de vivre, de respirer chaque rayon du soleil comme un bonheur puissant. De marcher cette vie d’une douloureuse beauté. Cette vie à ciel ouvert. On sait qu’on le gardera en soi. Qu’on le relira souvent. Qu’il sera comme un ami. Un ami qui fait du bien. Bouleversant et magnifique, ce livre n’est ni un roman, ni un poème. C’est un chef d’œuvre. Walker (The long take) de Robin Robertson – Editions de l‘olivier.

Ps : Il faut saluer le remarquable travail fait par la traductrice Josée Kamoun, qui réussit à garder au texte toute sa puissance poétique sans rien en trahir du sens. (J’ai lu également la version originale anglaise).