Galerie des Glaces – Eric Garandeau

J’ai écrit il y a quelques temps, à propos de La plus secrète mémoire des hommes de Mohammed Mbougar Sarr que c’était un roman compliqué. Compliqué au sens de mouvement à complication : tous ces petits rouages sophistiqués, finement ouvragés, qui font tourner avec précision et beauté les chefs d’œuvres d’horlogerie. Je pourrais utiliser la même représentation pour parler de l’architecture, complexe et pourtant fluide de Galerie des glaces d’Eric Garandeau. Au-delà de la structure en trois « époques » (valse lente à trois temps ?), au-delà des jeux de miroir brillants (aux deux sens du terme), chaque phrase compte, chaque ligne est rouage savant, précis, justifié. Le roman impose ainsi son temps. Impossible de le lire vite, en diagonale, ou en survol. Il nous tient sur la longueur et nous retient dans ses détails. On y apprend beaucoup. On y voyage tout autant. Sur la planète et dans le temps. Et c’est passionnant. De la belle ouvrage donc, mais pas que. Eric Garandeau connaît beaucoup de choses, beaucoup de gens, et donc beaucoup de choses sur les gens. Sur une intrigue de polar efficace – Alexandre Obkowicz, magnat visionnaire et pilote chevronné est-il vraiment mort d’un accident d’avion ?- Il sonde l’âme humaine, ses grandeurs et ses noirceurs, mais aussi ses éclats de lumière. L’emprise d’un destin tragique se révèle peu à peu sur des générations, mettant à jour des traumatismes familiaux qui se perpétuent, se transmettent, et remontent à la surface de façon inattendue dans les soubresauts de la mondialisation. C’est ce que découvrons en suivant l’ex inspecteur Thaumas, qui en apprendra plus sur lui-même que sur les gens sur qui il enquête. Remontant le temps, Eric Garandeau nous montre ainsi que l’histoire fait les hommes autant qu’ils la font. Et les répète autant qu’ils la répètent. C’est toute la magie romanesque de cette quête, de Lagos à Venise, en passant par les tours de la défense. Les yeux levés vers les hublots de futurs hôtels spatiaux, Eric Garandeau prend le chemin inversé de ces maitres verriers de Murano, jusqu’à Versailles. Il nous emmène ainsi de mystères en secrets jusqu’à une fin aussi surprenante que réussie on l’on comprendra tout, quand le piège se referme de façon inattendue. L’auteur nous livre ainsi une comédie humaine qui dans son tragique porte une quête du sens autant que des sens. Pour faire monde, et refaire le monde. Celui d’aujourd’hui, entre hier et demain. Envoûtant.  Galerie des glaces d’Eric Garandeau – aux éditions Albin Michel.

Les heureux du monde – Stéphanie des Horts

Ils sont venus, ils sont tous là. Fitzgerald, Hemingway, Dos Passos, Picasso, Braque, Gertrude Stein, Cocteau, Fernand Léger, Cole Porter… Les Américains fuyant la prohibition, les Russes fuyant les bolchéviques, les Espagnols, les Italiens, les peintres, les écrivains… Ils passent l’été au cap d’Antibes, l’hiver à Montparnasse. Paris est une fête. Leur vie aussi. Le temps tourne sur lui-même comme un danseur des ballets de Diaghilev. Ça tombe bien, le chorégraphe est là aussi. Et Serge Lifar. On boit beaucoup, on rit, on danse. Il y a des femmes qui aiment les femmes. Des hommes qui aiment les hommes. Des femmes qui aiment leurs hommes qui aiment leur femme. Et aussi celle des autres parfois. Et leur mari peut-être. Ce petit monde, mondain, s’aime, s’admire, se jalouse mais serre les rangs quand l’épreuve ou l’adversité arrivent. Des histoires d’amitiés. Des histoires d’amour. Au centre de ce cercle, il y a les Murphy, Sara et Gerald. Les Murphy sont beaux, les Murphy sont riches, Ils sont libres et non conventionnels. Ils sont aux années folles ce qu’Henry Murger était à la Bohème. Une sorte de définition. Ce couple qui le fascine et à qui il s’identifie, inspire à Scott Fitzgerald les personnages de « Tendre est la nuit ».  Beaucoup d’eux, un peu de lui et Zelda, sa femme. Et les années folles. Mais peu à peu, insidieusement, la folie douce se transforme en vraie folie. L’ivresse en gueule de bois. On trinquait avec Hemingway, on titube avec Fitzgerald. Les romans paraissent. Les amours fidèles se transforment en amitiés trahies. Le bonheur en malheur. L’Europe en champ de bataille. On a dépassé les limites, elles le font payer. C’est le prix pour inventer la modernité, pour écrire ou peindre des chefs d’œuvres. Stéphanie des Horts nous entraîne, dans un style fait de phrases courtes et tranchantes dans le tourbillon des années trente jusqu’au chaos, celui qui accouche des étoiles filantes. Avec une capacité rare à nous placer au plus près des personnages, de leurs tourments et de leur génie, elle nous met au cœur de la création et au corps de la liberté. A fleur de peau. Tendre était la nuit. Cruel sera le jour, quand le soleil se lève. La fête est finie. Mais Dieu qu’elle était belle. Et qu’elle nous est bien contée. Merci. Stéphanie des Horts – Les heureux du monde – éditions Albin Michel.

Les délices de Tokyo – Durian Sukegawa

Il y a des jours, des instants peut-être, où la beauté arrive jusqu’à vous. Légère et grave à la fois, avec l’humilité d’une fleur de cerisier qui frissonne sous le vent. L’humilité et la grâce. Et une invitation. Nous sommes nés pour regarder ce monde, pour l’écouter. C’est tout ce qu’il nous demande. Un monde qui ne demande qu’à être regardé et écouté ne peut pas être complètement mauvais. Il suffit de bien regarder. Au-delà des apparences, par exemple. Alors quand Sentarô, le marchand de dorayaki, ces petits pancakes de rue fourrés à la pâte de haricots rouges, aperçoit cette vieille aux doigts horriblement déformés devant le cerisier en fleurs en face de sa boutique, il a un réflexe de dégoût, de rejet. A cet instant précis, il ne sait pas encore que la beauté vient d’arriver jusqu’à lui. Avec cette humilité-là. Celle d’une femme dont la vie n’a été faite que de rejet. Parce que ce monde pas complètement mauvais est quand même fait d’injustice, de douleurs et de difficultés. Devant l’insistance de Tokue, la vieille femme, Sentarô doit se résoudre à l’embaucher. Surtout parce qu’elle vient de lui mettre sous le nez la meilleure pâte de haricots rouge qu’il ait jamais mangée, celle qui peut sauver sa petite échoppe désertée par les clients, et qu’elle seule sait faire. Il cachera la vieille aux doigts tordus en cuisine, pour ne pas effrayer les clients, surtout ces jeunes filles de l’école, qui viennent y acheter leur goûter. Comme Wakana, la rebelle, la déclassée, la fugueuse. Comme le fil coudra les pièces d’un corsage blanc, Durian Sukegawa va coudre la vie de ces trois-là avec la poésie d’un Myazaki et la force apaisée des survivants. Le secret que Tokue est venue apporter n’est pas celui qu’elle prétend avoir pour confectionner cette pâte délicieuse, mais celui qui l’a gardée en vie au travers des terribles épreuves qu’elle a traversées. Même pour la dernière des parias, la vie à un sens. Sans moi, Cette pleine lune n’existait pas. Les arbres non plus. Ni le vent. Sans le regard que j’étais, toutes ces choses que je voyais disparaîtraient. C’était tout simple. Et si moi ni les humains n’existions, qu’en serait-il ? La beauté est avant tout une question de regard. C’est ce que le monde nous demande.  Et il est bien possible qu’on puisse la décider. C’est ce qu’il attend de nous. Certains livres finissent par devenir des amis, d’autres une sorte de famille. J’ai ajouté ce soir à la mienne, une vielle aux doigts tordus, un pâtissier fauché, et une écolière rebelle, tenant à la main une cage avec un canari prêt à être libéré. En les voyant marcher ensemble, complices et complets, dans la lumière orangée du soir couchant, je me suis dit que cette image me resterait longtemps. Et s’il a suffi de lire ce livre pour les faire exister. Si c’est aussi simple que ça la beauté. Alors… J’ai un secret pour vous. Les délices de Tokyo de Durian Sukegawa, traduit par Myriam Dartois-Ako, éditions Albin Michel – Livre de poche.

La fièvre – Sébastien Spitzer

Memphis Tennessee. 1878. On dirait le sud. Le sud d’après le sud. Le nord a gagné la guerre. Autant en emporte le temps. Le problème est qu’il ne passe pas pareil pour tout le monde. Pour Keathing, patron du journal local et membre influent du Ku Klux Klan, le temps aurait mieux fait de s’arrêter. Au sud d’avant. Celui des privilèges des blancs. Les siens. Alors on le ralenti à coup de pendaisons et d’incendies. Pour Madame Cook, la femme aux lèvres coquelicot qui tient le bordel de la ville, le temps se répète, et de fête en fête, on cultive les habitués et on fait rentrer les dollars. Pour T-Brown, le géant noir, ancien esclave, le temps colle à la peau comme la sueur des travaux, la haine et l’injustice. Pour Emmy, la petite métisse, le temps ne passe pas assez vite. Elle compte chaque seconde qui la sépare du retour de son père. L’escroc magnifique. Le beau gosse. Le beau-parleur. Il arrive par le bateau, le Natchez, qui vient de la Nouvelle-Orléans. Non, le temps ne passe pas pareil pour chacun de ses personnages. Jusqu’au moment où le Natchez accoste et avec lui, le premier mort d’une terrible pandémie qui va ravager la ville : la fièvre jaune. Maurice Druon disait que les tragédies révèlent les grands hommes, mais que ce sont les médiocres qui causent les tragédies. Sébastien Spitzer raconte comment cette tragédie va faire d’hommes et de femmes médiocres, résignés ou francs salauds, non pas de grands hommes, mais des hommes plus grands qu’eux-mêmes. Il fait ainsi oeuvre de littérature, avec un talent de conteur et une puissance d’écriture hors du commun. Sébastien Spitzer écrit d’une plume forte et virtuose, avec une capacité de description quasi cinématographique. Il joue habilement des codes du Western, des personnages, des lieux, dont nous connaissons déjà la grammaire, pour faire surgir des images en scope et les scènes coup de poing. Cette fois réunis dans le même temps, celui d’une course contre la montre, d’une course contre la mort, les personnages vont affronter un ennemi invisible. Celui qui se propage et sème la mort. On pense au poème d’Eluard. Ô vous qui êtes mes frères parce que j’ai des ennemis. Contre cet ennemi implacable et les hordes de pillards qui envahissent la ville désertée, ils vont surmonter leurs antagonismes pour faire front commun. Et c’est T-Brown, l’ancien esclave qui va organiser une milice pour sauver la ville, et même son ennemi juré, Keathing, qui se retrouvera à prendre à son tour sa défense. Sébastien Spitzer est un homme de bien des talents. Il a entre-autres celui de trouver des histoires vraies, comme il l’avait fait dans son précédent roman : Le cœur battant du monde (Il y relatait l’histoire méconnue du fils caché de Karl Marx, à Londres, devenu un des premiers combattants de l’IRA). Car tout est vrai dans cette histoire, qui s’est réellement passée. La façon dont Sébastien Spitzer est arrivé jusqu’à elle, ou plutôt dont cette histoire est arrivée jusqu’à lui, à partir d’un fou rire d’Elvis Presley lors d’un concert à Memphis, pourrait tout aussi bien faire un roman en elle-même. (Il la raconte en fin de livre). Mais Sébastien Spitzer, ancien grand reporter, a aussi le talent d’interroger le monde d’aujourd’hui à partir de celui d’hier. La pandémie de fièvre jaune, partie d’un patient zéro, résonne sur l’épreuve que nous sommes en train de vivre, et l’état des lieux du sud post- sécessionniste sur le « Black live matters » d’aujourd’hui. Rarement roman du passé collera tant à l’actualité et aux promesses de l’avenir. A nous d’en tirer les leçons. Car comme le professait Ernest Hemingway : Tous les bons livres sont pareils, ils sont plus vrais qu’aurait pu l’être la réalité. La fièvre de Sébastien Spitzer – Editions Albin-Michel.

Le coeur battant du monde – Sébastien Spitzer

Londres. 1851. East end. C’est vendredi. Jour de sortie des banquiers, armateurs ou barbiers qui se croisent en quête de beautés à louer à l’abri d’un coin de rue, quand tout luit sans briller. Il y a aussi les pauvres, les ouvriers, et ces irlandais affamés, jetés loin de chez eux par la grande famine qui ravage leur île. Parmi les irlandais, il y a Charlotte, qui marche sous les insultes. La langue des grands mâles a d’infinies richesses pour maudire la beauté qui refuse de se livrer. On vient de finir la première page du roman de Sébastien Spitzer: Le cœur battant du monde. Des phrases fortes et acérées comme celles-là, le livre en est perclus, comme sont perclues de misères les rues de ce Londres affaibli par la crise, perclus de morgue et de mépris les nobles qui vont chasser le renard avec indifférence, perclus d’orgueil et d’avidité les bourgeois, qui font fortune et tiennent salon. Charlotte, crève-la-faim et force-le-destin va croiser la route de deux personnages peu ordinaires. Freidrich Engels, le scandaleux, qui dirige une prospère filature de coton et vit en ménage à trois avec deux sœurs. Et un personnage encore plus mystérieux surnommé «Le Maure». Le Maure n’est pas Maure. Corse peut-être, pour le drapeau à tête de Maure ? Non plus. Le Maure est allemand, exilé, et vit aux crochets de son ami Engels, qui pioche dans la caisse de l’usine pour financer son train de vie pendant qu’il écrit ce secret ouvrage qui devrait, selon lui, changer la face du monde. Le Maure doit son surnom au fait qu’il est mat de peau et que sa chevelure hirsute crêpe autour de son visage. Son vrai nom est Karl Marx. Karl vit en bourgeois, marié à la baronne Von Westphalen. Et en grotesque bourgeois, il vient « d’engrosser » la bonne. Cet enfant ne doit pas naître. Marx a chargé Engels des basses œuvres. Engels s’en débarrasse à son tour. Ainsi, en bout de chaîne, arrivant avant terme, cet enfant va vivre. C’est un garçon. On l’appellera Freddy. Freddy Evans. Comme Charlotte qui devient sa nourrice et le cache. De lui elle ne sait rien. Nous savons tout. Sébastien Spitzer nous lance alors à corps perdu dans un grand roman qui traverse l’Angleterre victorienne de Dickens, celle des usines où n’arrive plus le coton du sud des Etats-unis, en pleine guerre de sécession. Les tonnerres du monde y résonnent et s’y mêlent. La famine d’Irlande comme les remous de cette guerre lointaine. On y rencontre des femmes en survies, prêtes à tous les sacrifices pour sauver leur travail, des volontaires irlandais revenus de la guerre de sécession américaine où ils ont été floués. On a laissé leurs terres aux grands propriétaires du sud. On a donné des miettes, 40 acres et une mûle, aux esclaves libérés. Eux, les Irlandais de Lincoln, on les a renvoyés sans rien. Avec la rage au ventre et un art consommé de la guerre, ces Fenians lancent la guérilla jusqu’au cœur de Londres pour reprendre leur île écrasée aux riches colons anglais. Freddy, fils officiel de Charlotte, sera parmi eux, l’arme au poing, pendant que son père, Le Maure, Karl Marx, termine son ouvrage de mille pages : « Le capital », reçoit chez lui avec faste, et s’enrichit en jouant à la bourse. Des pages coup de poing, avec un final d’une intensité et d’une puissance d’écriture éblouissante. Dans un style qui transporte de page en page, avec la force des grands récits, Sébastien Spitzer campe de magnifiques personnages de fiction au milieu de personnages réels. Et nous révèle des faits longtemps occultés car, contre toute attente -et ce n’est pas la moindre des surprises- tout est vrai dans ce grand roman d’histoire et d’histoires, de chair et de sang, d’espoir et de larmes, où l’époque accouche, dans la douleur, du monde moderne. 433 pages menées d’un coeur battant : celui du lecteur ! Le coeur battant du monde de Sébastien Spitzer. Editions Albin Michel. 

Le goût de vivre – André comte-Sponville

Dieu que ce livre porte bien son nom ! Bien qu’André Comte-Sponville, qui n’y croit pas (et dit pourquoi) me discuterait sans doute ce premier mot «d’accroche » ! Rassemblant articles et essais, ces courts propos, de trois à cinq pages, parfois inspirés de l‘actualité ou du quotidien, partent d’un mot, d’un nom, d’un lieu, d’un concept philosophique, invitent à la réflexion, au questionnement, à la célébration. On peut les lire un par un, au hasard, comme on habite, à la volée, une idée qui vient; Et l’on se surprend à presque converser avec eux. Erudit sans être pédant, jouisseur sans être trivial, politique sans être polémique, Comte-Sponville (dont j’avais déjà aimé le « Petit traité des grandes vertus ») donne ici tout son sens positif à l’aphorisme de Niesztche « Humain, trop humain ». Cet ouvrage bienveillant, plein de force apaisée, réconcilie avec la vie, jusque dans ses difficultés ou ses horreurs. « Espérer moins, aimer et agir davantage. » dit-il. Je l’avais en version papier et je viens de le racheter en version numérique, sur mon iPad, pour le relire. Je peux ainsi l’emmener partout avec moi. Parce qu’il y a des livres, comme ça, qui finissent par devenir des amis. Le goût de vivre, d’André Comte-Sponville. Editions Abin Michel.