Certains cœurs lâchent pour trois fois rien – Gilles Paris

« On a tué un homme, un ancien enfant » disait Paul Eluard à propos de la peine de mort. Il s’agit ici d’ancien enfant, mais de la peine de vie. La peine à vivre qui se transforme parfois en peine de vivre. Du vide béant, en dedans, laissé par les coups et les cris du père. Tu es une merde, tu ne feras jamais rien. Gilles, l’ancien enfant, n’a pas fait rien, il a fait huit dépressions. Le vide qui s’ouvre à l’intérieur. Néant immense. Obscur. Le remplir de tout, de tout ce qui passe, de tout ce qui se passe, de rencontres, de sexe, d’alcool, de coke, de danse, de voyages, de sport, de musique, de tout ce qui peut être une présence, à chaque instant, dans une si grande absence. De tout ce que l’addiction peut empiler en désordre. Remplir chaque jour, chaque nuit. Vivre toutes les vies au lieu de celle-là. Oui Gilles, l’ancien enfant aura tout fait pour remplir ce vide immense. Huit dépressions. Ce n’est pas rien. Et c’est ce qu’il nous confie dans ce livre. Je dis bien nous confie, car il le pose entre nos mains avec la délicatesse de la confiance. Une confiance en nous. Il dit tout. Tout le monde. Tout le reste. Gilles Paris, attaché de presse, est avant tout un écrivain. Ce n’est pas rien. Il sait trouver les mots. Les mots qui touchent et s’offrent en partage. Qui savent rester pudiques même quand la pudeur n’est plus de mise. Quiconque a traversé ou côtoyé les ravages de la violence familiale, de l’addiction ou de la chute verra en lui un frère, un semblable, aussi différent que l’on soit. Gilles Paris est un écrivain, et comme les écrivains il écrit pour réparer. Pour réparer les autres -ce besoin permanent d’empathie- plus que pour se réparer lui-même. Ceux qui ont lu ses livres ou vu « ma vie de courgette » le célèbre film animé adapté d’un de ses romans les retrouveront dans ce récit d’enfance inachevée, celle qui perdure encore dans l’homme qui écrit. Gilles nous invite donc dans sa vie, des premiers coups reçus aux premiers coups de cœurs, des premiers hommes à l’homme de sa vie. Sa rencontre avec Laurent, dont la présence bienveillante accompagne le récit, jamais bien loin. Il y a une grande beauté dans la façon dont ces deux-là se portent, se supportent. Gilles raconte les cliniques psychiatriques, Montpellier, la sœur Geneviève, repère et complice, la mère fragile, maman, et papa, papa surtout, au-dessus de tout comme un nuage gris, une épée de Damoclès, une figure à affronter chaque jour. Ne jamais être rien. Gilles Paris, l’ancien enfant, y réussit avec l’énergie des survivants, mais aussi avec celle de la littérature. Et une sincérité qui emporte. Le texte pourrait être noir, il est lumineux. On le finit comme une longue conversation, un peu absent et étrangement apaisé. Avec la gratitude d’avoir appris de ce moment de partage. Peu importe combien de fois l’on tombe. L’important est de savoir que l’on se relève. Et qu’il y a des mots pour ça. C’est la beauté de la littérature et c’est la force de ce livre. Car c’est ainsi que les hommes vivent. Certains cœurs lâchent pour trois fois rien – Gilles Paris. Editions Flammarion. 

Le matin est un tigre – Constance Joly

Avec un titre comme celui-là, on sait que l’on va se trouver confronté à un texte d’une poétique beauté. Alors on appréhende un peu de l’ouvrir. On retarde le moment. Et puis on l’ouvre. Dès les premières lignes, on est rassuré autant qu’inquiété. Rassuré car la promesse flamboyante du titre est tenue par l’écriture, finement ouvragée. Inquiété, car rien n’est quiet dans ce roman intranquille, où tous les sens sont en alerte.« Sous le ciel blanc, le fleuve a une couleur de mercure ». Peu de romans sont à ce point portés par leur écriture. Une écriture qui retient son souffle pour le garder à l‘intérieur. C’est un roman de l’intérieur. Un roman qui transpire la beauté comme le corps transpire la sueur pour chasser les toxines de l’effort, parce que c’est nécessaire, vital. Un roman de l’intérieur. Tout en style. En figures de style. En superlatifs. Presque trop en tout. Inquiet, mais perclus de moments de grâce (comme le sabot léger d’une biche qui s’approche), et de douceur. Une dépression, une fusion, une tension. Un fil tendu au-dessus du gouffre qui appelle le geste qui rétablit. Car c’est bien de rétablissement qu’il s’agit. Celui de Billie, atteinte d’un mal mystérieux que la médecine ne peut expliquer, et que seule Alma, mère fusionnelle et insécure, peut identifier. Pour elle, c’est un chardon qui pousse à l’intérieur de la poitrine de sa fille, comme une maladie, comme le nénuphar de « L’écume des jours » de Boris Vian… Un mal dont elle, Alma, se sent coupable, et dont un voyage en Bretagne, à l’appel du hasard, mais surtout un voyage intérieur -un roman de l’intérieur- apportera de façon cathartique la double délivrance. Un roman de réconciliation, de guérison, mais surtout de libération, qui interroge de façon impressionniste le poids de ce nous transmettons à nos enfants de nos histoires, nos angoisses, notre mal-être, malgré nous. Le poids des valises que l’on traîne. Et les liens aussi invisibles que puissants qui nous relient. On y est dans l’impression (au sens aussi où il nous imprègne). Le lecteur doit parfois faire pause, dans tant de foisonnement, troquer le sens pour les sens, et juste se laisser aller à éprouver, avec la torpeur des rêves où tout abonde. En chacun de nous est aussi un jardin, une jungle dense peuplée de tigres, de loups, de serpents à écailles, guirlandes de fête, de visions et d’émotions, animales, venues du fond des temps. La vie, comme un chardon de beauté et d’épines, y a besoin pour pousser, d’eau et d’un peu de place. On peut appeler ça la liberté. Ou l’amour. Ou apprendre que les deux sont la même chose. Le matin est un tigre. Constance Joly. Flammarion.