Le dernier des écrivains -Gwenaële Robert

J’ai rencontré Gwenaële Robert à Saint-Malo, où elle me remettait un prix qu’elle avait elle-même reçu l’année précédente, en 2019. Et voilà que Gwenaële Robert me fait revenir à Saint-Malo pour une autre histoire de prix. Le Nobel que doit recevoir Pierre le Guellec. Contre toute attente, celui que beaucoup considèrent comme « le dernier des écrivains » disparaît mystérieusement le jour où il doit partir à Stockholm recevoir son chèque. Une petite fortune qui peut faire bien des envieux. Marie Rivalain, la jeune attachée de presse qui débarque pour garder son chien, va mener l’enquête. Plus que les voisins de cette vaste demeure divisée en appartements, tous suspects (clin d’oeil malicieux à Agatha Christie), c’est la littérature qu’interroge Marie et au travers d’elle Gwenaële Robert. Des voyages au long cours au voyage intérieur, on suivra donc les traces de l’écrivain sur les chemins de la création, d’une oeuvre et de soi. Au fil des pages, c’est autant dans ses livres que dans les secrets de la vieille ville de Châteaubriant et des Terre-Neuvas que se trouvent indices et jeux de miroirs. L’écrivain est-il mort ? La littérature est-elle toujours vivante ? Ces deux questions se rejoignent dans une réponse habile faite de la force des destins, ceux que l’on se construit comme des navires, quitte à voguer sur les eaux troubles du milieu de l’édition, brossé ici en ombres et lumières. Gwenaële Robert a le goût du travail bien fait et le talent de la phrase bien dite. Entre légèreté et profondeur des abîmes, ce polar qui n’en n’est pas un (c’est un peu moins et c’est bien plus), habilement construit, pétri d’humanité, se lit d’un trait, comme on inspire une vivifiante bouffée d’air du large. Avec délice. Le dernier des écrivains de Gwenaële Robert – Les presses de la cité (collection TerreSombres).

Never mind – Gwenaële Robert

Never mind. Dans la lointaine Amérique, à Georgetown, c’est le surnom du père Picot de Clorivière. C’est devenu son surnom parce que c’est ce qu’il dit tout le temps, never mind. C’est pas grave. T’en fais pas. Ce n’est rien. Aujourd’hui, on dirait du père Clorivière qu’il est cool. Résilient. Peut-être un saint au look d’abbé Pierre avant l’heure. La bonté faite homme. Never mind. Oui, le père Clorivière est cool. Mais nous ne sommes pas aujourd‘hui. Nous sommes en 1826. Le père Clorivière n’est pas le père Clorivière, et il va avouer dans sa dernière confession les cent quarante-sept morts qu’il a sur la conscience. Bien sûr l’homme qui se fait passer pour le père Clorivière n’a tué personne de ses mains. Mais un étrange château de carte les a emportés. Un château dont il a fait tomber la première carte. 

Un château. Justement il en avait un. Un vrai. Avant la révolution. Vous ne connaissez sans doute pas le nom du Chevalier Joseph de Limoëlan, mais vous savez ce qu’il a fait. En paraphrasant ainsi le style – en renvois- du roman de Gwenaële Robert, en passant d’un château à l’autre, on retrouve le plaisir que l’on a eu à le lire. Construit de façon chorale –character driven- à la façon d’une série, il entremêle avec virtuosité des personnages et des destins qui se précèdent, se suivent, se croisent, se manquent, mais vont écrire, sans parfois même se connaître, une des pages les plus dramatiques de l’histoire de France.

Il faut maintenant revenir au début du roman. Nous sommes le trois nivôse de l’an IX. Il est huit heures et trois minutes. Le premier consul Napoléon Bonaparte, qui se dirige vers l’opéra en carrosse, entre dans la rue Saint-Nicaise. Dans quelques secondes une « machine infernale », autrement dit une bombe sur une charrette, va exploser. Trois secondes. Trois secondes trop tard. Le trois nivôse, à huit heures et trois minutes. 

Le cerveau de cet attentat, le chevalier de Limoëlan, est un noble breton, qui a combattu avec les chouans. Il vient de rater, à trois secondes près, le seul homme qu’il voulait tuer. Napoléon Bonaparte. On comptera les victimes sur les doigts d’une main, peut-être deux mains. Parmi ces victimes, une fillette d’une dizaine d’années. Que faisait-elle à coté de cette charrette ? Voilà sans doute la question que s’est posée Limoëlan. Trop tard. Trois secondes. L’attentat de la rue Saint-Nicaise a fait une dizaine de victimes. Mais alors qui sont ces cent quarante-sept morts dont s’accable Limoëlan-Clorivière ? 

C’est ce que va retracer, à la manière d’un polar haletant, ce récit plein d’esprit, savant et documenté. Un roman choral, brillamment écrit et chorégraphié. Chorégraphié car dans cette danse (transe ?) de l’époque, les personnages vont se frôler, parfois sans se voir, tourner les uns autour des autres, unis par les liens invisibles du destin. Politiques, comploteurs, anciens nobles, bourgeois au seuil de la fortune. Mais aussi ce petit peuple, pâtissier, couturière, baigneur étuviste, imprimeur. Ces vies qui se côtoyaient sans se voir mais vont se retrouver emportées dans la même nasse au fil de l’enquête de Fouché et des calculs de Napoléon. Car Joseph de Limoëlan n’a pas seulement raté Bonaparte, il lui a donné une nouvelle légitimité, un bon prétexte pour se débarrasser des Jacobins, et après eux du duc d’Enghein. Une liste de noms longue de plusieurs pages. Le compte y est. Le compte que fait Limoëlan devenu Clorivière sur son lit de mort. Les cartes vont tomber les unes après les autres. C’est dans cette farandole infernale que nous entraîne le roman de Gwenaële Robert. Il nous fait pénétrer dans les rues humides, les échoppes, les noires catacombes, les hôtels où se tiennent ces mystérieux bals de survivants où les jeunes femmes de la noblesse doivent se raser la nuque comme les guillotinées pour être acceptées, dans les tribunaux à la justice expéditive jusqu’à l’alcôve de Joséphine, qui perd de son influence en perdant de sa beauté. Une plongée dans l’époque, ses remous et ses tourbillons, comme si on y était. Mais Gwenaële Robert nous entraîne avant tout dans les tourments d’un homme qui, faisant le mal pour obtenir le bien, va déchaîner un mal si grand que, pour lui, Dieu seul pourra le juger. Il donnera le meilleur jusque-là. Renonçant à tout. A l’amour. A lui-même. Se préservant de la justice des hommes pour affronter pleinement celle de Dieu. Construisant de sa fuite une sorte de rédemption. Un abandon funeste et magnifique. Ce roman n’a pas seulement de l’esprit, il a de l’âme. Never mind de Gwenaële Robert – éditions Robert Laffont.