Frères soleil – Cécilia Castelli

Quelle est la taille d’une vie, quand le monde est si grand et la corse si belle ? Voilà la question que pourraient se poser les personnages de frères soleil. Une question qu’ils ne se posent pas, en tout cas en ces termes, mais qui irrigue le roman. La réponse se trouve dans la nature sauvage et secrète de l’île, mais aussi et surtout dans les pas d’une famille meurtrie, tiraillée entre deux mondes, le passé et le présent, ailleurs et ici, nous et les autres. Car le long du fleuve Taravo, de son inexorable et tumultueuse descente vers la mer, se déroulent les jours, leurs cruautés et leurs beautés. Et puis la nuit bien sûr. La nuit que l’on porte en soi. Les histoires et les traumatismes familiaux. Les douleurs transmises en creux. De génération en génération. Les épreuves reçues et infligées. Les fiertés. Les mystères. Les espoirs. C’est cet apprentissage que vont faire les deux frères, Baptiste et Christophe, et leur cousin Rémi, qui vit sur le continent et ne revient que pour l’été. Rémi qui se mesure à l’aune de ces deux cousins. Pour ce trio, qui court le maquis, les jeux d’enfants préfigurent les choix d’adultes. Une géométrie des rapports aux autres et au monde. Car le temps passe, comme la rivière coule, et comme volent au vent les jupes des filles. Vient le temps des émois et des jalousies. Le temps du devenir. Le temps de passer des épreuves aux preuves. Alors les hommes se construisent comme des maisons de pierre dure. Pour résister à leur destin. Et aux multiples destins qui le nourrissent. Un grand père assassiné. Un enfant qui n’est pas né. Une voiture tombée dans un ravin. Une grand-mère guérisseuse et crainte. Une femme partie. Une fillette laissée. Un cousin revenu. Une disparition que l’on veut mystérieuse. Le ciment qui les tient pierre à pierre sera celui de la violence. D’un « nous » qui se définit contre « eux ». Les choses vues. Les choses tues. Traversant ainsi les générations se perpétue le destin d’une famille, son attachement à sa terre, à ses figures, ses blessures jamais refermées, ses bonheurs et ses belles heures, mais aussi ses noirceurs. La beauté toute d’ombre et de lumière de cette île aussi aride que généreuse. Ecrit dans une langue au style épuré et précis, frères soleil se lit lentement, de peur d’en rater une ligne, et nous emmène dans les remous d’un fleuve obstiné, entre fatalité et résistance, tradition et avenir, celui où naissent les amours et se bâtissent les hommes, de chair, de sang et de larmes. Celui qui se jette dans la mer. Toujours elle. Ceux et celles qui auront lu Mollusques, le premier roman de Cecilia Castelli, s’étonneront peut-être de ne pas en retrouver la verve déjantée. C’est une des grandes forces de Frères soleil, dont le style fait corps (et surtout âme) avec son sujet. Un roman intense. Minéral. Profond. Réussi. Frères Soleil de Cecilia Castelli – aux éditions Le Passage.

Matador Yankee – Jean-Baptiste Maudet

D’abord le titre. Imparable. Ca pourrait être celui d’un poème de Bukowski, d’une chanson de Tom Waits, d’un film des frères Coen ou d’un western de Sergio Leone. Et il y a de tout ça dans ce livre. Aussi bien et aussi fort. C’est un livre qui se lit comme un film. D’ailleurs tout est cinématographique dans ce roman, écrit d’une plume forte, d’une capacité à faire naître les images, mais aussi à capter les regards ou les attitudes, hors du commun. On se fait embarquer dès l’instant où l’on pose un pied dans le bus avec le personnage de Harper, à la façon qu’il a -en cinq lignes- de se caler dans le siège et de jauger les passagers qui montent, jusqu’au moment où une vieille indienne pas plus haute que les rangées de sièges vient s’asseoir à côté de lui. Ils passeront la nuit l’un à côté de l‘autre comme beaucoup de gens sur terre, sans rien se dire ou presque, mais pas tout à fait seuls. Direction le Mexique des montagnes, l’altitude, les paysages ravinés, les indiens et les fêtes agricoles, entre superstitions et splendeur. On embarque, comme dans une salle obscure devant un bon film. C’est d’ailleurs aussi parce que le roman est imprégné de cinéma et de références cinématographiques qu’on le « voit » aussi bien. Le cinéma, il est annoncé dès l’épigraphe tiré d’un poème de Sam Shepard. Comme au cinéma. Comme la vie imitant le cinéma. Surtout quand la vie n’arrive pas à se vivre, comme celle du héros, Juan Harper, ou plutôt John, un matador américain, cowboy de rodéo aussi quand il le faut, dont la vie se dilue entre arènes et alcool, entre déserts et montagnes. Surement un peu tordu, mais en tout cas droit dans ses bottes. Un gars couvert de cicatrices (et pas seulement dehors) né d’une mère Mexicaine et qui pense devoir sa chevelure blonde à Robert Redford. Un gars, dont le soir titube entre bières et Tequila, qui semble habiter un destin révolu, trop grand pour lui, qu’il s’efforce de rétrécir à la taille d’une vie humaine, à la place qui reste. Mais un gars qui fait ce qu’il faut. Ce qu’il doit. Comme un de ces derniers héros dont il a voulu chausser les bottes éculées. Le Sundance Kid dont il a les boucles couleur de blé. Alors quand il arrive à destination, dans un trou perdu, et qu’un colosse facétieux l’attend avec une pancarte Mister Gringo Torero, il y a un changement de programme, rien d’embêtant… il ne se doute pas qu’il va se retrouver pris dans un engrenage qui va l’emmener sur les routes du danger et de la rédemption en compagnie d’un notable roublard, une beauté campagnarde et un vieil apache allumé. Il ne s’en doute pas, mais comme il prend ce qui vient, il n’en doute pas non plus. Le récit oscille de façon jubilatoire entre le tragique, le burlesque et l’héroïque, au milieu de personnages au ras du sol mais hauts en couleur, poétiques, abimés, impénétrables mais qu’on a vite l’impression d’avoir pour amis tant ils exultent de vie. Alors on part pour un roman qui fonce sur des routes au bord du précipice, cambre le dos à la charge du taureau, descend des litres de tequila, baise à pleines mains et caracole entre les ornières et les ravins, les ordures et les saints. Un roman Mexicain. Un roman Américain. Un roman Français. Qui se lit d’une traite. Les yeux parfois éblouis par le soleil, le souffle raccourci par l’altitude ou peut-être la force du style et de l’écriture. Fondu au noir. Générique de fin. Applaudissements. Matador Yankee. Jean-Baptiste Maudet. Editions Le passage.