Sugar run – Mesha Maren

Il y a une blague qui dit que tu sais que tu es dans une chanson country quand ton père est en prison, ta femme est partie et ton chien est mort. Jodi McCarty a trente-cinq ans. Elle sort de prison, son amour Paula est morte, et son chien… elle en trouvera bien un à adopter. Ou a défaut d’un chien, elle va adopter tout ce qu’elle croise. Le petit frère de Paula, Ricky, qu’elle s’est promise d’aller chercher pour le tirer des griffes d’un père qui le maltraite. Et Miranda, une femme croisée dans un motel, une beauté pas encore fanée qui fuit avec ses trois enfants, dont elle n’a pas la garde, un mari aussi défoncé qu’elle, figure has been de la country locale. Un gars qui déhanche les restes de sa gloire dans les fêtes foraines mais a quand même une pièce qui lui est dédiée au musée de la Folk et de la Country du coin. Ça fera une sorte de famille. De quoi aller s’enraciner à flanc de montagne, sur un petit terrain hérité d’une lointaine grand-mère. Dans cette cabane à retaper, la famille s’additionne d’un vieux voisin, Farren, un exclu aux faux airs de cow-boy et puisqu’il faut rendre service à la famille, enfin la sienne, la vraie, qui compte encore quelques membres dans le coin, Jodi devra héberger Rosalba, une prostituée mexicaine sans papiers, et aussi quelques sacs d’herbe et de pilules. Car dans ces collines, tout le monde marche à la Meth, aux Opioides et au Whiskey frelaté, les serveuses, les camionneurs, et jusqu’aux mineurs qui fracassent la montagne pour en extraire du gaz de schiste. Un monde rural rongé par les grandes compagnies et les petits intérêts. Un monde qui souffre et où il faut bien tenir. Jodi voudrait se tenir à carreau, surtout avec une liberté conditionnelle à valider. Reprendre les rails avant l’aiguillage qui a fait dériver sa vie vers la case prison, quand elle avait seize ans. Tenir entre ses bras le corps de Miranda tous les soirs, son cul rebondi, ses seins gorgés de désir, sa chevelure blond soleil. Vivre une vie qui ressemble à une vie. Celle des autres. Dans ces collines autrefois prospères de l’ouest de la Virginie que la crise a appauvries. Un rêve américain en lambeaux, mais qui continue de claquer sur le ciel du bleu des rêves. This land is our land.  Pas la peine de chercher un boulot quand on vient de purger une sentence à vie ramenée à dix-huit ans. Les portes se ferment. Les regards se baissent. Les dos se tournent. Il faut se débrouiller. Avec une famille qui n’est pas une famille. Avec une vie qui répète les mêmes erreurs. Les mêmes errances. La même grammaire des espoirs et des actes désespérés. Vouloir peu et tout perdre. Comme d’habitude. Comme avant. Comme toujours. C’est le jeu. Et pas seulement celui des casinos miteux au bord de la route, où se trémoussent des pole danseuses fatiguées. Incarnant l’Amérique des déclassés comme le puissant album de Tyler Childers (qui évoque la même région), vibrant d’humanité comme une chanson de John Prine, ce roman a le souffle des grands romans américains, celui du vent qui fait plier la cîme des grands arbres, craquer le bois des charpentes et déroule des phrases impeccables de fureur, de beauté et de justesse. Un souffle qui va se perdre dans cette nature immense où tout se brise, se répare, se dilue, pour que peut-être naisse une promesse, les yeux vers l’horizon, dans le matin qui se lève. Sugar run de Mesha Maren. Aux éditions Gallmeister.

Remerciements à Philippe Beyvin qui édite en français ce puissant premier roman et me l’a fait découvrir.