« Je n’ai pas fait le bien que je voulais faire, j’ai fait le mal que je ne voulais pas faire ». La définition du péché selon Saint-Paul pourrait irriguer les pages de ce roman et couler comme un poison dans les veines de ses personnages. Un poison ou l’annonce d’une rédemption. Peut-être les deux. De Gaulle volait, en d’autres temps, vers l’orient compliqué avec des idées simples. Olivier Rogez nous emmène dans une Afrique complexe avec des hommes simples, de la simplicité des justes, des humbles, des fous et des saints. Alors qu’une caravane recrutée par une jeune américaine exaltée se met en route pour aller évangéliser le nord du Nigéria en proie aux bandes armées djihadistes ; un ermite solitaire voyage à pied à la recherche d’une cité idéale, bénissant le nom d’Allah et ralliant à lui jeunes perdus et villageois dépossédés. Chacun voit midi à sa porte et Dieu à son ciel. De son côté, Balthus jeune officier athée, part avec ses hommes à la recherche d’une jeune fille disparue. Parcourant la brousse, ils vont tous, avant de se rencontrer, croiser la haine, le doute, la peur, les faux croyants, les vrais cyniques, mais aussi l’amour et pourquoi pas le pardon. Un voyage entre foi, croyances et superstitions, mais surtout un voyage en terre humaine où chacun se révèlera à lui-même. Autour de la figure bouleversante de Wendell, le jeune pasteur illuminé, ancien enfant soldat hanté par ses crimes, Olivier Rogez compose avec force d’inoubliables personnages aux destins malmenés et renvoie dos à dos ceux qui, des deux côtés, font dire aux écritures ce qu’ils veulent, prêchant pour les autres et prenant pour eux-mêmes. Au milieu du chaos qu’ils sèment, les hommes et les femmes de bonne volonté – j’allais dire de bonne foi – qu’ils croient ou pas, qu’ils croient ou plus, finissent par se découvrir bien plus proches qu’il n’y paraît, à l’aune d’une nature riche de toutes les différences, et de tous les possibles. Nous avons beaucoup à apprendre de l’Afrique. Comme par exemple, cette puissante leçon d’humanité et d’espoir, magnifiquement écrite. Un grand roman. Là où naissent les prophètes, d’Olivier Rogez. Editions Le passage.
Les hommes incertains. Un titre comme celui d’un poème d’Aragon. Ou un roman de John Le carré. Du premier on trouvera ici le parfum d’une époque, les engagements, et les espoirs trahis. Du deuxième, on trouvera la subtile connaissance des rouages du pouvoir et des officines de l’ombre. Nous sommes dans une ville secrète de Sibérie, qui n’existe sur aucune carte et ne se nomme que par un mystérieux nom de code : Tomsk 7. Un endroit hanté par une forêt ivre, où les arbres, qui poussent dans tous les sens au lieu de monter droit vers le ciel, semblent atteints d’un mal étrange, déboussolés sur un sol devenu toxique. Ce mystère personne ne cherche réellement à l’élucider. Il est des malédictions que l‘homme a fait s’abattre sur la nature, et qu’il vaut mieux recouvrir du voile pudique de l’ignorance. Cette forêt où plus rien n’a de sens est à l’image de cet URSS exsangue et désemparée de 1989, où se côtoyent élite corrompue et héros consumés par leur propre gloire. Un pays qui a depuis longtemps troqué l’opium du peuple contre la vodka frelatée. Nous allons y rencontrer, dans un Moscou sous tension, les magnifiques figures d’Anton, le jeune visionnaire, son oncle Iouri Stépanovitch, l’homme de la Loubianka, le cœur du KGB et l’énigmatique Starets, héros de Stalingrad, éminence grise et mystique aux airs de moine mendiant. Ce trio, va nous emmener sur un rythme haletant au cœur des coulisses de la Perestroïka et du bras de fer entre Michaël Gorbatchev et Boris Eltisne. La fin d’un monde. Le début d’une ère. Dans les couloirs, les arrières salles, les orgies des beaux appartements des quartiers réservés où nouveaux capitalistes, futurs oligarques et mafieux géorgiens ne sont que les pantins manipulés par des hommes de la trempe de Iouri Stépanovitch. Des hommes qui, pour le bien, commettraient le pire. Iouri est à sa façon un rebelle. Il ne respecte ni les horaires, ni les protocoles, ni son supérieur Krioutchkov, ni les consignes qu’il contourne en stratège avisé. Il a ses entrées partout, sait se faire craindre des puissants autant que se faire passionnément aimer des plus belles femmes de la capitale. La vengeance est un réflexe d’homme libre, or nous ne sommes pas libres. Dans cette prison à ciel ouvert où tout et chacun est surveillé, Iouri trouvera dans la vengeance l’ultime expression de sa liberté, lui l’anticonformiste, le lucide, l’habile négociateur qui sait mettre la pression et tirer les ficelles. Il hait les tricheurs, les profiteurs, les corrompus du système. Il leur préfère les mafieux, au code d’honneur cruel mais respecté. Il les tient tous, et sait jouer des uns contre les autres. C’est, à sa manière, un homme droit au milieu des arbres tordus. Un homme qui ose encore être un homme debout. Ce sont des portraits comme le sien qui portent avec « Les hommes incertains » une comédie humaine écrite dans une langue riche, flamboyante et charnelle, où le merveilleux côtoie l’absurde, le cynique la foi, et l’espoir le tragique. Avec au ventre la foi en quelque chose de plus grand que l’homme, de meilleur que ce chaos putride bâti sur le mensonge. Iouri, redoutable tacticien pétri d’espoir désespéré, qui a saisi ce qui se joue là, cherche la voie entre les deux jambes ennemies du changement : l’ogre Eltsine et l’orgueilleux Gorbatchev. Il ne faut pas qu’ils se détruisent l’un l’autre et laissent les tenants du régime en tirer le bénéfice. Au-delà du suspens magistral, une des forces du roman est l’incroyable virtuosité avec laquelle Olivier Rogez, ancien journaliste correspondant à Moscou, nous fait pénétrer les rouages de ce formidable coup de poker, cette lutte subtile et complexe qui va bouleverser l’équilibre du monde. Mais il sait par-dessus tout célébrer l’âme Russe, lyrique et violente, matérialiste et mystique, capable d’arracher la vérité au mensonge, d’aimer à en mourir et de défier avec panache les affres des destins plus grands qu’eux-mêmes. Dans crimes et châtiments, Dostoïevski faisait crier à Raskolnikov : « Vous n’avez pas de tendresse, vous n’avez que de la justice, par conséquent vous êtes injustes ! ». Olivier Rogez regarde ses personnages avec cette indispensable tendresse qui les rend humains donc aimables, à la fois saints et salauds, sauveurs et bourreaux, amoureux et jouisseurs, des personnages qui nous fascinent et nous touchent dans leur grandeur et jusque dans leurs bassesses. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Un vent puissant souffle au travers de ce roman, qui se dévore comme un polar d’espionnage mais sonde l’âme humaine avec l’acuité perçante de la littérature. Na zdrovié ! – Les hommes incertains, d’Olivier Rogez. Editions le passage.