Requiem pour une apache – Gilles Marchand

C’est la théorie de la boule de neige. Ca commence par un flocon. Un flocon auquel s’agrège un autre flocon, puis un autre, puis un autre. A la fin on a une boule de neige ou, va savoir, peut-être une belle avalanche. C’est comme ça que se retrouvent agglutinés ensemble dans ce petit hôtel une fragile bande d’outcasts; des marginaux, des has been, des pas conformes, des pas contents. Ces rebuts de la société se servent à boire et se serrent les coudes dans cette sorte d’auberge espagnole, tenue par un patron appelé Jésus (Marchand est facétieux), où chacun apporte non pas ce qu’il veut, mais ce qu’il est. Surtout ce qu’il est de trop ou de trop peu. Ici chacun trouve la même chose, un refuge, à l’abri du monde qui, dehors, lui mène la vie dure. 

C’est la théorie de la goutte d’eau. La goutte d’eau qui fait déborder le vase. Pourquoi celle-là plutôt qu’une autre ? Personne ne le sait. C’est juste qu’elle tombe au moment où il n’y a plus de place pour la contenir. Comme les agressions du monde, dehors. Comme les coups de la vie qui vous mène la vie dure. Comme l’employé du gaz qui entre sans dire bonjour et veut relever le compteur. Alors, la boule de neige bien tassée que constituent ces gens serrés les uns contre les autres, il va se la prendre dans la figure le gars du gaz. Cet incident est le départ d’une série d’évènements poético-dramatiques dans lequel nous entraîne « Requiem pour une apache ». Car bientôt viennent s’agréger d’autre flocons, les gros, les roux, les sourds, les différents, les mal aimés, les mal portants, les mal-au-cœur… Le petit hôtel devient l’étendard de la révolte, contre les humiliations et les injustices qu’on ne supporte plus. Les losers se sentent moins perdus. Ils se trouvent, comme ils se sont trouvés ensemble. Par hasard. Nous n’étions rien et nous devenions quelque chose. Des gens pour qui les étoiles brillent. Quand on connaît la puissance d’une étoile, c’est assez impressionnant. Au milieu, ou plutôt à la tête de cette cour des miracles qui n’arrivent jamais, il y a Jolene. Jolene dont le père repeignait la tour Eiffel – alors ta gueule ! Jolene qui doit son surnom à la chanson de Dolly Parton. Jolene la caissière qui a claqué la porte au nez de sa vie d’anonyme en, justement, enlevant son nom de sa blouse. Jolene dont la figure emblématique cristallise le groupe. Le vent de la révolte prend de la force. Peut-être une avalanche. Ou une boule de neige qui va s’écraser contre un mur, dispersant ses flocons. Il vous faudra pour le savoir vous laisser embarquer dans cette histoire écrite d’une plume virtuose, avec une compassion indéfectible pour le genre humain, surtout celui qui a mauvais genre mais bon cœur. Gilles Marchand brosse dans ce requiem une galerie de personnages « bigger than life » avec la gouaille d’une chanson de Sanseverino et l‘amour du peuple d’une ballade de Springsteen. Un peuple de gens qui souffrent, qui soufflent, qui tentent de faire une vie avec les riens qu’on leur laisse et partent en Don Quichotte à la conquête de leur dignité. Déjantées, ces pages chantent et déchantent avec eux, portées par une écriture et un sens de la punchline jubilatoires. Nourries de références musicales et poétiques (vous ne verrez plus jamais le passage zébré d’Abbey road du même œil) elles s’envolent comme les avions de papier de l’enfance et tombent du bon côté, celui des vaincus. Parce qu’ils le valent bien. Un roman Pop et populaire. Requiem pour une apache de Gilles Marchand – Editions Aux Forges de Vulcain. 

Never mind – Gwenaële Robert

Never mind. Dans la lointaine Amérique, à Georgetown, c’est le surnom du père Picot de Clorivière. C’est devenu son surnom parce que c’est ce qu’il dit tout le temps, never mind. C’est pas grave. T’en fais pas. Ce n’est rien. Aujourd’hui, on dirait du père Clorivière qu’il est cool. Résilient. Peut-être un saint au look d’abbé Pierre avant l’heure. La bonté faite homme. Never mind. Oui, le père Clorivière est cool. Mais nous ne sommes pas aujourd‘hui. Nous sommes en 1826. Le père Clorivière n’est pas le père Clorivière, et il va avouer dans sa dernière confession les cent quarante-sept morts qu’il a sur la conscience. Bien sûr l’homme qui se fait passer pour le père Clorivière n’a tué personne de ses mains. Mais un étrange château de carte les a emportés. Un château dont il a fait tomber la première carte. 

Un château. Justement il en avait un. Un vrai. Avant la révolution. Vous ne connaissez sans doute pas le nom du Chevalier Joseph de Limoëlan, mais vous savez ce qu’il a fait. En paraphrasant ainsi le style – en renvois- du roman de Gwenaële Robert, en passant d’un château à l’autre, on retrouve le plaisir que l’on a eu à le lire. Construit de façon chorale –character driven- à la façon d’une série, il entremêle avec virtuosité des personnages et des destins qui se précèdent, se suivent, se croisent, se manquent, mais vont écrire, sans parfois même se connaître, une des pages les plus dramatiques de l’histoire de France.

Il faut maintenant revenir au début du roman. Nous sommes le trois nivôse de l’an IX. Il est huit heures et trois minutes. Le premier consul Napoléon Bonaparte, qui se dirige vers l’opéra en carrosse, entre dans la rue Saint-Nicaise. Dans quelques secondes une « machine infernale », autrement dit une bombe sur une charrette, va exploser. Trois secondes. Trois secondes trop tard. Le trois nivôse, à huit heures et trois minutes. 

Le cerveau de cet attentat, le chevalier de Limoëlan, est un noble breton, qui a combattu avec les chouans. Il vient de rater, à trois secondes près, le seul homme qu’il voulait tuer. Napoléon Bonaparte. On comptera les victimes sur les doigts d’une main, peut-être deux mains. Parmi ces victimes, une fillette d’une dizaine d’années. Que faisait-elle à coté de cette charrette ? Voilà sans doute la question que s’est posée Limoëlan. Trop tard. Trois secondes. L’attentat de la rue Saint-Nicaise a fait une dizaine de victimes. Mais alors qui sont ces cent quarante-sept morts dont s’accable Limoëlan-Clorivière ? 

C’est ce que va retracer, à la manière d’un polar haletant, ce récit plein d’esprit, savant et documenté. Un roman choral, brillamment écrit et chorégraphié. Chorégraphié car dans cette danse (transe ?) de l’époque, les personnages vont se frôler, parfois sans se voir, tourner les uns autour des autres, unis par les liens invisibles du destin. Politiques, comploteurs, anciens nobles, bourgeois au seuil de la fortune. Mais aussi ce petit peuple, pâtissier, couturière, baigneur étuviste, imprimeur. Ces vies qui se côtoyaient sans se voir mais vont se retrouver emportées dans la même nasse au fil de l’enquête de Fouché et des calculs de Napoléon. Car Joseph de Limoëlan n’a pas seulement raté Bonaparte, il lui a donné une nouvelle légitimité, un bon prétexte pour se débarrasser des Jacobins, et après eux du duc d’Enghein. Une liste de noms longue de plusieurs pages. Le compte y est. Le compte que fait Limoëlan devenu Clorivière sur son lit de mort. Les cartes vont tomber les unes après les autres. C’est dans cette farandole infernale que nous entraîne le roman de Gwenaële Robert. Il nous fait pénétrer dans les rues humides, les échoppes, les noires catacombes, les hôtels où se tiennent ces mystérieux bals de survivants où les jeunes femmes de la noblesse doivent se raser la nuque comme les guillotinées pour être acceptées, dans les tribunaux à la justice expéditive jusqu’à l’alcôve de Joséphine, qui perd de son influence en perdant de sa beauté. Une plongée dans l’époque, ses remous et ses tourbillons, comme si on y était. Mais Gwenaële Robert nous entraîne avant tout dans les tourments d’un homme qui, faisant le mal pour obtenir le bien, va déchaîner un mal si grand que, pour lui, Dieu seul pourra le juger. Il donnera le meilleur jusque-là. Renonçant à tout. A l’amour. A lui-même. Se préservant de la justice des hommes pour affronter pleinement celle de Dieu. Construisant de sa fuite une sorte de rédemption. Un abandon funeste et magnifique. Ce roman n’a pas seulement de l’esprit, il a de l’âme. Never mind de Gwenaële Robert – éditions Robert Laffont.