Ida n’existe pas – Adeline Fleury

Une femme part au bord de la mer. Elle emmène sa fille de quinze mois. Ida. Son enfant. Ida n’existe pas. Pourtant elle est bien née d’elle. De son corps. C’est à l’intérieur de cette confusion – au sens propre du terme – inspirée d’un fait divers réel, que s’écrit le magistral roman d’Adeline Fleury. 

Ida n’existe pas est un roman d’une violente féminité. Féminité comme on dirait humanité. Et de l’humanité, il y en a à revendre dans ce livre. Une femme qui accouche de ses souffrances. Qui tente de redonner la vie à sa vie. Qui tente de s’appartenir, quand tout lui a été pris. Peu de livres donnent à la douleur, morale et physique, une telle parole. Adeline Fleury a un talent particulier, dans chacun de ses livres, à rendre ce rapport au corps, par une écriture charnelle, parfois crue, mais qui sait garder au creux des mots la pudeur nécessaire. Ce qu’on ne peut dire, mieux vaut le taire dit Wittgenstein (cité dans le roman) ; ici tout est dit de ce que l’on ne peut taire. Une parole libérée. Osée. Peut-être la seule chose de libre dans ce corps cage d’oiseau. Un corps trop étroit pour une âme qui rêve d’infini, grand comme son besoin d’amour. Adeline Fleury l’écrit dans un style vif, fait de phrases courtes, rapides, acérées. Des phrases qui agitent un temps dilaté. Aquatique. Liquide. 

L’eau, justement, est très présente dans ce roman. La mer bien sûr. Mais aussi les eaux intimes. Celles du désir. De l‘enfantement. Des larmes et des lèvres. Comme si l’eau, condition de la vie, recelait un éternel recommencement. Une rédemption en soi. Rituelle et purificatrice. C’est une des grandes beautés de ce roman que ces souvenirs d’enfance, ces magies et ces mystères où se mêlent peurs et rêves, souillure et fierté. Ces épreuves qui hantent comme des promesses. Une femme. Une ancienne enfant. Exilée en elle-même. Radeau sur une mer déchainée. Les violences subies. Le corps forcé. Les désirs. Les réparations. Défaite de ce qui la défait. Un chaos, fait de multiples blessures, jamais refermées. La force qu’il faut pour survivre. Se survivre. Se réparer par l’irréparable.

Vous n’avez pas de tendresse, vous n’avez que de la justice, donc vous êtes injuste, criait Raskolnikov à ses juges. Il y a dans ce roman court et intense une tendresse infinie, qui rend justice, même dans le pire, à ce qu’il reste d’enfant dans chaque adulte. A ce qu’on aurait pû être et qu’on ne sera jamais. Ce qui nous a été pris et qui restera part manquante. Ecrit à la première personne, il emporte le lecteur par son empathie et crie avant tout, dans la meurtrissure du corps et les froissements de l’âme, que le monde des hommes est violent. Surtout pour les femmes. Surtout aux femmes. Ida n’existe pas, d’Adeline Fleury – Aux éditions François Bourin.

Frères soleil – Cécilia Castelli

Quelle est la taille d’une vie, quand le monde est si grand et la corse si belle ? Voilà la question que pourraient se poser les personnages de frères soleil. Une question qu’ils ne se posent pas, en tout cas en ces termes, mais qui irrigue le roman. La réponse se trouve dans la nature sauvage et secrète de l’île, mais aussi et surtout dans les pas d’une famille meurtrie, tiraillée entre deux mondes, le passé et le présent, ailleurs et ici, nous et les autres. Car le long du fleuve Taravo, de son inexorable et tumultueuse descente vers la mer, se déroulent les jours, leurs cruautés et leurs beautés. Et puis la nuit bien sûr. La nuit que l’on porte en soi. Les histoires et les traumatismes familiaux. Les douleurs transmises en creux. De génération en génération. Les épreuves reçues et infligées. Les fiertés. Les mystères. Les espoirs. C’est cet apprentissage que vont faire les deux frères, Baptiste et Christophe, et leur cousin Rémi, qui vit sur le continent et ne revient que pour l’été. Rémi qui se mesure à l’aune de ces deux cousins. Pour ce trio, qui court le maquis, les jeux d’enfants préfigurent les choix d’adultes. Une géométrie des rapports aux autres et au monde. Car le temps passe, comme la rivière coule, et comme volent au vent les jupes des filles. Vient le temps des émois et des jalousies. Le temps du devenir. Le temps de passer des épreuves aux preuves. Alors les hommes se construisent comme des maisons de pierre dure. Pour résister à leur destin. Et aux multiples destins qui le nourrissent. Un grand père assassiné. Un enfant qui n’est pas né. Une voiture tombée dans un ravin. Une grand-mère guérisseuse et crainte. Une femme partie. Une fillette laissée. Un cousin revenu. Une disparition que l’on veut mystérieuse. Le ciment qui les tient pierre à pierre sera celui de la violence. D’un « nous » qui se définit contre « eux ». Les choses vues. Les choses tues. Traversant ainsi les générations se perpétue le destin d’une famille, son attachement à sa terre, à ses figures, ses blessures jamais refermées, ses bonheurs et ses belles heures, mais aussi ses noirceurs. La beauté toute d’ombre et de lumière de cette île aussi aride que généreuse. Ecrit dans une langue au style épuré et précis, frères soleil se lit lentement, de peur d’en rater une ligne, et nous emmène dans les remous d’un fleuve obstiné, entre fatalité et résistance, tradition et avenir, celui où naissent les amours et se bâtissent les hommes, de chair, de sang et de larmes. Celui qui se jette dans la mer. Toujours elle. Ceux et celles qui auront lu Mollusques, le premier roman de Cecilia Castelli, s’étonneront peut-être de ne pas en retrouver la verve déjantée. C’est une des grandes forces de Frères soleil, dont le style fait corps (et surtout âme) avec son sujet. Un roman intense. Minéral. Profond. Réussi. Frères Soleil de Cecilia Castelli – aux éditions Le Passage.