Ce qu’il faut d’air pour voler – Sandrine Roudeix

Un proverbe dit qu’on ne peut donner à ses enfants que deux choses : des racines et des ailes. Le roman (ou plutôt le récit) de Sandrine Roudeix explore l’espace entre les deux avec ce très beau titre : « Ce qu’il faut d’air pour voler ». Un titre qui sonne comme une promesse. Celle d’un envol, d’un ciel. Promettre un ciel n’est pas rien. Il faut beaucoup d’amour pour ça. Comme celui d’une mère pour son fils. Une mère photographe qui, d’une série de portraits, pris au fil des ans, va tirer autant de chapitres, d’étapes, de moments. L’enfant qui naît, un monde en soi, puis un monde dans le monde. Un centre. Un « je ». Un « tu ». Un toi et moi. Un nous. La mère parle à son fils, à qui s’adresse ce texte. Alors on pourrait se sentir de trop, reculer d’un pas, les laisser, refermer la porte derrière nous, sans marque-page, pour ne pas déranger. On aurait tort. Car en racontant leur histoire, Sandrine Roudeix raconte celle de toutes les maternités, de toutes les paternités. Il y a bien sûr ce qui advient, ce qui arrive, mais surtout ce que ça fait. Les petits bonheurs, les grandes joies, les espoirs, les culpabilités, les blessures, les rires, et toujours ce regard qui embrasse, qui percerait les murs s’il le fallait, s’il le pouvait, pour ne pas perdre l’enfant de vue, ne pas le perdre de vie. L’amour donne des ailes, en tout cas à ceux qu’il aime, et c’est tout le travail qu’il faut pour accueillir cet air qui porte, pour que des ailes (ou des voiles) se déploient, que célèbre ce roman. Le métier d’homme, de femme, de parent. La vie. Le divorce, les gardes alternées, les déchirements. Tout y est juste et justement dit. On y retrouve presque mot pour mot, geste pour geste des situations vécues. On se voit. On se revoit. Les premiers pas, les premiers mots, les premières peurs, les épreuves, les conflits de l’adolescence, les rejets, les silences, les éloignements. Un élan de chaque instant. Un combat de chaque pensée. Cœur battant. Jamais battu. On pense au très beau poème d’Edwin Markham : il traça autour de lui un cercle et m’en rejeta, comme une chose méprisable, mais l’amour et moi finalement gagnâmes, nous traçâmes un cercle plus grand qui l’engloba. Chaque chapitre de ce roman pourrait être un cercle de plus. Un cercle plus grand, de plus en plus large, jusqu’à ce qu’il devienne le monde. Infini comme l’amour, imparfait comme l’est chaque parent. Jusqu’à ce qu’il y ait assez d’air. Car avec l’enfant qui grandit, grandit aussi l’enfant en nous, l’ancien enfant, celui que nous étions, et que nous sommes toujours. Advenir de soi-même. Encore. Enfin. Ensemble. L’air qu’il faut pour voler, devient alors ainsi celui que l’on respire. Un air des hauteurs, qui revivifie et apaise. Un air libre. Ce n’est pas la moindre des beautés de ce texte. Ce qu’il faut d’air pour voler – de Sandrine Roudeix – Editions le Passage.

Over the rainbow – Constance Joly

La petite Constance n’est pas une enfant comme les autres. La petite Constance est une enfant comme les autres. Elle a juste un papa pas comme les autres. Alors quoi ? Alors des années après, à l’âge adulte, la douleur frappe encore. Elle frappe à la porte. D’une phrase de trop. D’un mot qui salit. Alors parce qu’il y a des arc-en-ciel, et qu’on peut lever les yeux vers eux, Constance, la grande, la femme accomplie, va en fabriquer un de ses mots, couche par couche, strate par strate, couleur par couleur, et… Dieu que c’est beau ! 

De la qualité qu’incarne son prénom, cadeau du père qui l’avait choisi pour elle sous cette augure, Constance l’auteur, tient la promesse, avec justesse, avec pudeur, avec la patience que mérite l’amour. Elle refait le trajet. Etape par étape. Strate par strate, couleur par couleur.  

Un ciel bleu, un coquelicot rouge, une chambre orange, un matin dans la verdure…

C’est l’histoire de Jacques qui aime Lucie qui aime Jacques. Jacques au visage de cire le jour de son mariage, résigné à habiter une vie qui n’est pas la sienne. Jacques qui, un jour, un soir peut-être, se laisse enfin aller à lui-même. A suivre un autre homme. Puis un autre. L’histoire de Jacques qui quitte Lucie et leur fille Constance pour aller vivre avec Ivan, œil bleu et moustache drue. Jacques qui vit enfin, parle enfin, rit enfin, rayonne. Lucie qui perd confiance en elle, en sa beauté, vaincue. Constance entre les deux, avec les deux, qui devient femme, avec tout, malgré tout. Les jeans, les stan smith, les premiers copains. Putain il est pédé ton père ? Les années quatre-vingt. Les années quatre-vingt-dix. Lucie. Constance. Jacques.

Il faut de la pluie et du soleil pour faire un arc en ciel. De la pluie, il y a en aura suffisamment dans les larmes. Du soleil, dans l’amour immense qui ne quittera jamais ces trois-là. Jusqu’à ce que l’orage arrive. Quatre lettres pour une maladie dévastatrice. Jacques est un des premiers malades du Sida. Et un des premiers morts emportés par cette vague sombre. Bien sûr, San Francisco, bien sûr les rencontres d’un soir, l’ivresse de ne pas être conforme à la norme, de la défier, par fierté. Mais bien sûr aussi la difficulté d’advenir de soi-même coûte que coûte, d’en infliger la peine aux autres, aux aimées, aux amants.

Constance Joly embrasse l’histoire de Jacques, son père, avec une compréhension rare. Ce faisant, là où d’autre se contenteraient d’un récit, elle fait œuvre de littérature. Poétique, parfois charnelle, son écriture, finement ouvragée, qu’on avait déjà remarquée dans « Le matin est un tigre » tape au cœur, au ventre, et dessine pour le lecteur l’arc-en-ciel d’émotions promis, plein de beauté et d’apaisement. De la douleur à la douceur, il n’y a qu’une lettre de différence, un « c ». Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est la première lettre du prénom de Constance. Le père avait donc bien choisi. Merci Jacques !

Over the Rainbow de Constance Joly – Editions Flammarion.