Mungo – Douglas Stuart

C’est un monde cruel pour les âmes tendres. Mungo fait partie de celles-là. Il aime sa mère, une femme à la dérive qui le lui rend bien mal. Il aime sa sœur Jodie, vive et dure, et même son frère Hamish, une brute, chef d’un gang protestant, qui le maltraite. Il aime le voisin du dessous, Mr Calhoun, un homme seul et délicat harcelé par les jeunes du quartier, la voisine du dessus, Mme Campbell, qui se fait cogner par son mari. Il aimerait surement son père s’il n’était pas mort. Et surtout Mungo aime James, un jeune garçon catholique qui élève des pigeons. Son refuge dans toute cette laideur crasse. Il l’aime comme l’amour se fait, pas à pas, geste à geste. Sa mère décide alors de le confier à deux ex-taulards rencontrés aux alcooliques anonymes pour en faire un homme, un vrai, selon des standards des faubourgs ouvriers de Glasgow, le temps d’un week-end de pêche. Dans ce roman dur comme les pierres et chaud comme le sang, celui qui coule des plaies comme celui qui empourpre les joues de désir, Douglas Stuart grave dans les chairs, au milieu de l’après Thatcher des années 90, la violence et la différence. La traduction française, aussi juste soit-elle, ne peut restituer tout le style d’une écriture virtuose, brutale jusqu’à la nausée et poétique jusqu’à l’extase, mais garde l’humanité crue et poignante que recèle chaque détail, chaque observation. J’en ai commencé la lecture en français Paris et « switché » en arrivant à Edimbourg vers la version originale, plusieurs fois tenté de prendre le bus pour aller, à deux heures de là, hanter les rues de ce Glasgow que j’avais connu, à la même époque, à travers un groupe de rock local. Un roman sombre et violent qui traverse des êtres en souffrance et une nature sublime, éclairée par le seul sourire d’un enfant perdu dans l’âge d’homme. Ce livre éblouissant vous arrachera des larmes, comme le soleil dans les yeux. Mungo (Young Mungo) de Douglas Stuart, aux éditions Globe.

Les extraordinaires – Julien Sandrel

When we were kids in the backyard, playing astronauts and rockstars… Les premiers mots de cette (belle) chanson de Lily Meola, qui fait un succès en ce moment, sont une parfaite introduction au (beau) roman de Julien Sandrel. Qui n’a pas rêvé, enfant, d’aller voir les étoiles ou d’en être une ? Comme la jeune femme de la chanson, les personnages des « Extraordinaires » sont en route vers leur rêve. Sur un déclic, un défi, un pari, une brisure, une revanche à prendre, une passion à assouvir. L’espace, donc. Mais surtout le leur. Celui qui leur manque. Celui qui a été réduit par les aléas de la vie. Les aléas. Les « aller à… » aussi. Les il faut. Les tu dois. Les tant pis. Finalement ces « extraordinaires » sont des gens ordinaires. Des vous. Des moi. Des nous. Puisqu’on parlait de beauté, une de celles de ce roman est de transformer cette aspiration individuelle en aventure commune, défiant la gravité, au propre comme au figuré. Ceux qui partaient en concurrents vont se retrouver solidaires. Après tout, il faudra bien si l’on réussit, se faire confiance, se soutenir. Mais surtout dire qui l’on est, pour rencontrer l’autre vraiment. Enfiler un scaphandre pour se mettre à nu, donc. Devenir plus léger. En reliant les étoiles comme des points, les hommes ont dessiné dans le ciel des figures, des espoirs. Celle que dessine ce roman en reliant par leur quête ses personnages, Anna, Diego, Nabila, Axel, Bérénice, Côme, Ted, nous invite à prendre conscience qu’il suffit parfois, souvent, d’un rêve en commun pour tisser les fils de l’étoffe des héros. A commencer par ceux du quotidien. Les astronautes, nous rappelle Julien Sandrel, grandissent de cinq centimètres dans l’espace, puis rapetissent au retour. Rester unis est la meilleure façon de ne pas rétrécir quand on s’est grandi ensemble. Ce faisant, Julien Sandrel nous offre une généreuse leçon de vie. La tête dans les étoiles, mais les pieds sur terre. La nôtre. Les Extraordinaires de Julien Sandrel, aux éditions Calmann-Levy.

Peupler la colline – Cecilia Castelli

Des fragments. C’est probablement tout ce qu’il reste quand la vie se brise. Des fragments épars. Des fragments d’espoir, d’attente, de chagrin. Des fragments de manque et de vide. Des fragments de souvenirs, de regrets. De culpabilité. De colère et de rage. Mais surtout des fragments de solitude. Restent des voix, éparses elles aussi. Murées en elles-mêmes. Il suffit d’un simple pas de côté. D’une absence. Une disparition. Celle de Romain. Neuf ans. Par exemple. Voilà la structure et le point de départ de ce texte sombre, poétique et enraciné. Cecilia Castelli sait écrire la nature, pas seulement la décrire. Déjà dans « frères soleil » son précédent roman, l’eau des ruisseaux et la pierre sauvage de la montagne exsudaient leurs secrets. Ici la nature, happe, cache, enlève mais aussi fascine, appelle, et protège. Elle est refuge autant que danger. Pour les oiseaux, les chiens et les hommes. Les solitudes y poussent comme des arbres, chacune dans leur écorce. Dans ce récit choral, discontinu, comme les émotions, chacun est affecté par la disparition de Romain lors d’une sortie de classe. La nature s’est refermée sur lui. La nature humaine sans doute aussi. Son frère Thibault le cherchera sans cesse, son ami Frédéric portera à jamais le deuil de leur enfance, l’institutrice Mme Drumont y perdra sa raison, rongée par le remords, ses parents ne cesseront d’attendre et d’espérer. Si Cecilia Castelli sait écrire la nature, elle sait aussi écrire les humains, leurs clartés et leurs noirceurs. Dans ces fragments épars, d’autres solitudes, d’autres manques, viendront se glisser. Se terrer plutôt. Sauvages. Faire, de tous les quand-même, une vie. Alors qu’est-il arrivé à Romain ? Où est-il, lui qu’on n’a jamais retrouvé ? Que s’est-il passé dans sa tête d’enfant à part ? Nous le saurons, entre conte et récit, dans le final, d’une poignante beauté, de ce roman tellurique. Pour l’enfant perdu en chacun de nous. Peupler la colline – Cecilia Castelli – Editions Le Passage

Un drôle de Valentin – Damien Luce

Damien Luce est musicien. Cela se sent dans la partition de ce quatuor à cordes…vocales. Car ces quatre amies parlent. D’elles, des hommes, des choses de la vie – les leurs- qui sont la vie de beaucoup de choses. Et la mort aussi. On ne s’étonnera pas alors que ce roman soit un peu bavard, parfois à la façon d’une pièce de théâtre. Comme il s’agit plus de longues conversations que de bavardage, plutôt que bavard je devrais dire converse. Donc, à l’aise dans ses baskets. Les jeux de l’amour, du hasard et les feux de mots, ce livre en a donc sous le pied. On y marche volontiers, page après page, pour faire ses délices de scènes tendres, drôles, de personnages hors du commun avec qui finalement on a bien plus en commun qu’on ne le pense. Damien Luce écrit bien. Le sait. En abuse parfois un peu. Mais s’en tire toujours avec la phrase qui fait qu’on en redemande. Quatre amies donc, dans un Montréal cosmopolite, centre du monde parfait pour cette pointe de compas. Blanche, qui découvre son amoureux Valentin raide mort dans leur chambre mais ne va pas laisser la fin de sa vie être la fin de leur vie commune. Capucine la libraire timide, qui va sur les ailes d’un tango trouver l’envol pour conquérir Alexis, le fondeur de cloche, ours dehors mais…ours dedans. Laura qui à force de couper les cheveux en quatre, va finir par couper ceux d’un Olivier toujours en conversation avec son ami imaginaire Mika, dont elle va tomber amoureuse. Suzanne qui parle de la meilleure façon qui soit puisqu’elle écoute, normal, elle est psy, et finira par trouver l’amour qu’elle attend, c’est à dire savoir qu’il existe quelque part. Ce quatuor, solidaire et fantasque, pour le meilleur même dans le pire, décline les variations d’un amour qui regarde et comprend. Accepter l’autre comme il est, même quand il n’est plus. Faire du passé décomposé un présent qui se compose. Une leçon de vie poétique et profonde qui touche au cœur avec légèreté. Souris puisque c’est grave, chantait Alain Chamfort. Pari gagné ! Un drôle de Valentin – Damien Luce – Editions Héloise d’Ormesson

Tropicale Tristesse – Jean-Baptiste Maudet

L‘Amazonie est une terre de rêve. Ou plutôt un fleuve. Ou plutôt une forêt. LA forêt. J’aime les arbres et, je crois, les gens. J’ai toujours essayé de vivre là où il y a les deux, bien qu’avec le temps, à bien y réfléchir, je préfère peut-être désormais les fleuves aux gens. Comme Big James, le géant noir Louisianais que Jeanne Beaulieu va rencontrer sur le bateau qui la mène à Manaus. Un des miens, donc. Elle va avant cela, au hasard d’un passage chez un bouquiniste de Sao Paulo, faire une autre rencontre, celle de « Tristes Tropiques » de Claude Levi-Strauss, et à l’intérieur du livre, celle de Paul le Français et Claudia la Brésilienne, jeune couple d’étudiants qui ont écrit dans la marge le journal de leur amour. Jusqu’au moment où Claudia disparaît et Paul, parti à sa recherche, revient sans la trouver, abandonnant ce livre derrière lui. Le récit de l’anthropologue, et celui superposé, comme tatoué sur ses pages, des deux jeunes amants, vont irriguer le voyage de Jeanne Beaulieu jusqu’au cœur de la jungle. Un fleuve sur le fleuve, avec ses affluents, ses méandres et ses mystères. Mais au fait que venait-elle faire là ? « Partir pose toujours une autre question que celle à laquelle on croit répondre, mais ça, au départ, on ne le sait pas » écrit Jean-Baptiste Maudet. Il suffit parfois d’un indien Yanomani, aperçu en bordure de forêt dans un reportage télévisé, pour arriver à d’autres questions : qu’est devenue Claudia ? Quelle indicible tristesse cache Big James ? Partir à la recherche des autres pour se trouver soi-même. Selon une légende indienne, l’origine de la couleur des plumes des oiseaux multicolores qui peuplent la jungle, célèbre le fait qu’un jour ils se regroupèrent pour sauver les humains. Ce sont en tout cas toutes les couleurs de l’âme humaine, celles qui sauvent, que décline la plume de Jean-Baptiste Maudet dans ce roman poétique et lancinant, beau comme un coucher de soleil sur le fleuve. Tropicale tristesse, de Jean-Baptiste Maudet – aux Editions Le Passage

Georges et Carmen – Jean Rousselot

« Ce qu’il faut de chaos pour accoucher d’une étoile filante » écrivait Nietzsche. Nietzsche qui justement se plait à raconter qu’il a vu vingt fois l’opéra de Mr Bizet, Carmen. « A l’entendre on devient soi-même un chef d’œuvre », ajoute-il. Le roman de Jean Rousselot, écrit d’une plume alerte et sensuelle, nous emmène au cœur de ce chaos, c’est à dire de cet accouchement. Autrement dit : comment Georges Bizet, génie empêché et docile va enfin advenir de lui-même pour écrire une œuvre majuscule, son œuvre, pas une enième commande dont il a accepté de rogner les ailes pour plaire au public et surtout ne pas déplaire à ceux qui ont le pouvoir de décider. De toutes ces petites concessions et ces grandes lâchetés, Bizet a fait son quotidien, sa carrière. C’est sa chance d’être joué et c’est sa limite. Jusqu’au jour où… Bizet rencontre le personnage de Carmen dans une nouvelle de Prosper Mérimée. Jusqu’au jour où… Bizet rencontre la cantatrice Célestine Galli-Marié. Une femme libre, de ses idées et de son corps, qui sait dire non et faire de ses oui une exigence. Une femme. Une œuvre. Les deux vont se confondre pour le brûler de l’intérieur jusqu’à le consumer. Il devra se battre contre tous et surtout contre lui-même. Enfin. Encore. Jean Rousselot est cinéaste, il a le sens des scènes et de la dramaturgie et certaines pages, où l’on sent naître l’inspiration et le courage dans le trouble des sens, sont d’une rare intensité. Beaucoup de scénaristes, de compositeurs ou d’auteurs se retrouveront au passage dans ce que doit affronter Bizet, les œuvres abîmées, les pressions, le nivellement par le bas imposé, se conformer à la médiocrité pour avoir une chance d’exister, de nourrir sa famille, et les leçons de piano qu’il donnera jusqu’à la fin de sa vie pour payer son loyer. C’est dans l’insolente liberté de Célestine que Bizet trouvera la force de s’affranchir de tout cela pour cette fois-ci écrire l’œuvre qu’il voulait. Celle de sa vie. Carmen. Il en mourra. Pour gagner l’éternité. De ces choses que seul l’amour peut faire. Et que ce magnifique et poignant roman nous fait vivre comme une valse enfiévrée. Réussi ! Jean Rousselot – Georges et Carmen – aux éditions Phébus.

Le dernier des écrivains -Gwenaële Robert

J’ai rencontré Gwenaële Robert à Saint-Malo, où elle me remettait un prix qu’elle avait elle-même reçu l’année précédente, en 2019. Et voilà que Gwenaële Robert me fait revenir à Saint-Malo pour une autre histoire de prix. Le Nobel que doit recevoir Pierre le Guellec. Contre toute attente, celui que beaucoup considèrent comme « le dernier des écrivains » disparaît mystérieusement le jour où il doit partir à Stockholm recevoir son chèque. Une petite fortune qui peut faire bien des envieux. Marie Rivalain, la jeune attachée de presse qui débarque pour garder son chien, va mener l’enquête. Plus que les voisins de cette vaste demeure divisée en appartements, tous suspects (clin d’oeil malicieux à Agatha Christie), c’est la littérature qu’interroge Marie et au travers d’elle Gwenaële Robert. Des voyages au long cours au voyage intérieur, on suivra donc les traces de l’écrivain sur les chemins de la création, d’une oeuvre et de soi. Au fil des pages, c’est autant dans ses livres que dans les secrets de la vieille ville de Châteaubriant et des Terre-Neuvas que se trouvent indices et jeux de miroirs. L’écrivain est-il mort ? La littérature est-elle toujours vivante ? Ces deux questions se rejoignent dans une réponse habile faite de la force des destins, ceux que l’on se construit comme des navires, quitte à voguer sur les eaux troubles du milieu de l’édition, brossé ici en ombres et lumières. Gwenaële Robert a le goût du travail bien fait et le talent de la phrase bien dite. Entre légèreté et profondeur des abîmes, ce polar qui n’en n’est pas un (c’est un peu moins et c’est bien plus), habilement construit, pétri d’humanité, se lit d’un trait, comme on inspire une vivifiante bouffée d’air du large. Avec délice. Le dernier des écrivains de Gwenaële Robert – Les presses de la cité (collection TerreSombres).

Galerie des Glaces – Eric Garandeau

J’ai écrit il y a quelques temps, à propos de La plus secrète mémoire des hommes de Mohammed Mbougar Sarr que c’était un roman compliqué. Compliqué au sens de mouvement à complication : tous ces petits rouages sophistiqués, finement ouvragés, qui font tourner avec précision et beauté les chefs d’œuvres d’horlogerie. Je pourrais utiliser la même représentation pour parler de l’architecture, complexe et pourtant fluide de Galerie des glaces d’Eric Garandeau. Au-delà de la structure en trois « époques » (valse lente à trois temps ?), au-delà des jeux de miroir brillants (aux deux sens du terme), chaque phrase compte, chaque ligne est rouage savant, précis, justifié. Le roman impose ainsi son temps. Impossible de le lire vite, en diagonale, ou en survol. Il nous tient sur la longueur et nous retient dans ses détails. On y apprend beaucoup. On y voyage tout autant. Sur la planète et dans le temps. Et c’est passionnant. De la belle ouvrage donc, mais pas que. Eric Garandeau connaît beaucoup de choses, beaucoup de gens, et donc beaucoup de choses sur les gens. Sur une intrigue de polar efficace – Alexandre Obkowicz, magnat visionnaire et pilote chevronné est-il vraiment mort d’un accident d’avion ?- Il sonde l’âme humaine, ses grandeurs et ses noirceurs, mais aussi ses éclats de lumière. L’emprise d’un destin tragique se révèle peu à peu sur des générations, mettant à jour des traumatismes familiaux qui se perpétuent, se transmettent, et remontent à la surface de façon inattendue dans les soubresauts de la mondialisation. C’est ce que découvrons en suivant l’ex inspecteur Thaumas, qui en apprendra plus sur lui-même que sur les gens sur qui il enquête. Remontant le temps, Eric Garandeau nous montre ainsi que l’histoire fait les hommes autant qu’ils la font. Et les répète autant qu’ils la répètent. C’est toute la magie romanesque de cette quête, de Lagos à Venise, en passant par les tours de la défense. Les yeux levés vers les hublots de futurs hôtels spatiaux, Eric Garandeau prend le chemin inversé de ces maitres verriers de Murano, jusqu’à Versailles. Il nous emmène ainsi de mystères en secrets jusqu’à une fin aussi surprenante que réussie on l’on comprendra tout, quand le piège se referme de façon inattendue. L’auteur nous livre ainsi une comédie humaine qui dans son tragique porte une quête du sens autant que des sens. Pour faire monde, et refaire le monde. Celui d’aujourd’hui, entre hier et demain. Envoûtant.  Galerie des glaces d’Eric Garandeau – aux éditions Albin Michel.

La plus secrète mémoire des hommes – Mohamed Mbougar Sarr

Le roman de Mohamed Mbougar Sarr « La plus secrète mémoire des hommes » est un livre compliqué. Non pas qu’il soit difficile à lire. Il y a une force d’écriture, un plaisir du verbe, une profondeur et des personnages, charnels et vibrants, qui vous emportent immédiatement. Dès la première page. Dès les premiers lignes. Non c’est un livre compliqué au sens où certaines montres sont dites à complication. Elles recèlent des cadrans supplémentaires, des rouages inédits, complexes, et pourtant tournent parfaitement, simplement, facilement, en apparence. C’est la marque d’un haut savoir-faire, d’une conscience du temps et de l’œuvre, d’une intelligence peu commune et d‘une richesse certaine. De la richesse, ce roman en regorge, celle des pauvres, de ceux qui n’ont rien mais ont le monde en partage. Un coin de ciel. Une case de terre ocre. Et une vie capable de tous les possibles. Cette foi en l’homme. En sa capacité à conduire son destin hante ce récit viscéral. Quand le jeune écrivain Diégane Faye part sur les traces du mystérieux T.C Elimane, « le Rimbaud nègre » des années trente, auteur d’un seul livre aussi brûlant que polémique, il ne sait pas qu’il va ouvrir une boîte de Pandore, celle qui va lui faire traverser un siècle d’histoire, trois continents, et qui va le traverser lui-même, de ses fulgurances et de ses questionnements. Et nous avec lui. Des complications donc. De fins rouages qui emportent, broient ou élèvent. Délivrant au passage de puissants portraits de femmes et d‘hommes remarquables. Ecrit dans un style magnifique et une langue incandescente, ce roman questionne la littérature, l’histoire, la chair, mais surtout nous entraîne au plus profond de notre humanité. Un roman total, un livre monde, d’une intense et douloureuse beauté. Un chef d’œuvre au sens propre du terme. Bouleversant jusqu’au vertige. La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr. Aux éditions Philippe Rey.

Deacon King Kong – James McBride

Il y a cette expression américaine « Bigger than life ». Plus grand que la vie. On s’en sert en général pour désigner quelqu’un de pittoresque, extravagant, généreux, truculent, passionné, excessif. Quelqu’un qui est trop. Une majuscule. Une majesté. Bigger than life, plus grands que la vie, les personnages de James McBride le sont. Plus grands que la leur en tout cas. Prenez Sportcoat, par exemple, il fabrique cette gnôle improbable, le King Kong, qui lui ravage le foie et le cerveau, avec vue directe sur la statue de la liberté, au large. Il est aussi le diacre de cette petite église du quartier noir des Five ends. Personne ne sait exactement à quoi sert un diacre. Personne ne sait exactement à quoi sert la vie. Alors Sportcoat est plus grand qu’un diacre. Il est ivrogne. Et entraîneur de Base-ball. Il picole dans la chaufferie avec son ami Hot Sausage et regrette le bon vieux temps où son Hettie était encore vivante et lui pourrissait la vie. Encore la vie, tiens, qui revient de tous les côtés. Donc Sportcoat est diacre, même si on n’est pas sûr de savoir à quoi ça correspond. On n’est pas sûr non plus que les soeurs de cette église soient réellement des sœurs, plutôt d’accortes créatures qui débordent de leur chair, appétissantes et voluptueuses comme dans les dessins de Crumb. Des femmes de couleur qui font tourner les têtes et battre les cœurs. Comme celui de l’officier Potts, le flic Irlandais en fin de carrière. Il en pince pour Sister Gee. La scène de leur rencontre, dans l’église des Five ends, au coeur d’une enquête policière, est une des plus belles, troublantes, sensuelles, sexuelles, émouvantes, justes et totalement déjantées que vous ne lirez jamais. Deacon King Kong est une célébration de la grandeur des petits, des humbles, des hommes et des femmes qui, plus grands qu’eux-mêmes, le deviennent en débordant d’amour, de foi en la chair, de plans foireux, de rêves qui n’en sont même pas. De gens qui survivent pour ne pas sous-vivre, assignés à résidence dans la pauvreté et le déclassement. Il y a ceux qui font avec, se débrouillent, ceux qui tombent du mauvais côté, se relèvent comme Elefante, le mafieux italien du dock ou comme le jeune Deems, le dealer qui vient de prendre une balle dans l’oreille. Sportcoat était tellement saoul qu’il ne sait pas pourquoi il a fait ça. Il n’en n’a aucun souvenir. Et comme un aveugle qui marche sans la voir au milieu d’une émeute, il va traverser intact le chaos qu’il a déclenché, une théorie des dominos qui va entrechoquer les vies de chacun, jusqu’à un final bouleversant d’humanité, à pleurer de rire et rire sous les pleurs. Un roman magistral, jubilatoire, incisif. Plus grand que la vie ? Même pas besoin ! Elle est plus grande que tout. Deacon King King de James McBride aux éditions Gallmeister.