La plus secrète mémoire des hommes – Mohamed Mbougar Sarr

Le roman de Mohamed Mbougar Sarr « La plus secrète mémoire des hommes » est un livre compliqué. Non pas qu’il soit difficile à lire. Il y a une force d’écriture, un plaisir du verbe, une profondeur et des personnages, charnels et vibrants, qui vous emportent immédiatement. Dès la première page. Dès les premiers lignes. Non c’est un livre compliqué au sens où certaines montres sont dites à complication. Elles recèlent des cadrans supplémentaires, des rouages inédits, complexes, et pourtant tournent parfaitement, simplement, facilement, en apparence. C’est la marque d’un haut savoir-faire, d’une conscience du temps et de l’œuvre, d’une intelligence peu commune et d‘une richesse certaine. De la richesse, ce roman en regorge, celle des pauvres, de ceux qui n’ont rien mais ont le monde en partage. Un coin de ciel. Une case de terre ocre. Et une vie capable de tous les possibles. Cette foi en l’homme. En sa capacité à conduire son destin hante ce récit viscéral. Quand le jeune écrivain Diégane Faye part sur les traces du mystérieux T.C Elimane, « le Rimbaud nègre » des années trente, auteur d’un seul livre aussi brûlant que polémique, il ne sait pas qu’il va ouvrir une boîte de Pandore, celle qui va lui faire traverser un siècle d’histoire, trois continents, et qui va le traverser lui-même, de ses fulgurances et de ses questionnements. Et nous avec lui. Des complications donc. De fins rouages qui emportent, broient ou élèvent. Délivrant au passage de puissants portraits de femmes et d‘hommes remarquables. Ecrit dans un style magnifique et une langue incandescente, ce roman questionne la littérature, l’histoire, la chair, mais surtout nous entraîne au plus profond de notre humanité. Un roman total, un livre monde, d’une intense et douloureuse beauté. Un chef d’œuvre au sens propre du terme. Bouleversant jusqu’au vertige. La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr. Aux éditions Philippe Rey.

Deacon King Kong – James McBride

Il y a cette expression américaine « Bigger than life ». Plus grand que la vie. On s’en sert en général pour désigner quelqu’un de pittoresque, extravagant, généreux, truculent, passionné, excessif. Quelqu’un qui est trop. Une majuscule. Une majesté. Bigger than life, plus grands que la vie, les personnages de James McBride le sont. Plus grands que la leur en tout cas. Prenez Sportcoat, par exemple, il fabrique cette gnôle improbable, le King Kong, qui lui ravage le foie et le cerveau, avec vue directe sur la statue de la liberté, au large. Il est aussi le diacre de cette petite église du quartier noir des Five ends. Personne ne sait exactement à quoi sert un diacre. Personne ne sait exactement à quoi sert la vie. Alors Sportcoat est plus grand qu’un diacre. Il est ivrogne. Et entraîneur de Base-ball. Il picole dans la chaufferie avec son ami Hot Sausage et regrette le bon vieux temps où son Hettie était encore vivante et lui pourrissait la vie. Encore la vie, tiens, qui revient de tous les côtés. Donc Sportcoat est diacre, même si on n’est pas sûr de savoir à quoi ça correspond. On n’est pas sûr non plus que les soeurs de cette église soient réellement des sœurs, plutôt d’accortes créatures qui débordent de leur chair, appétissantes et voluptueuses comme dans les dessins de Crumb. Des femmes de couleur qui font tourner les têtes et battre les cœurs. Comme celui de l’officier Potts, le flic Irlandais en fin de carrière. Il en pince pour Sister Gee. La scène de leur rencontre, dans l’église des Five ends, au coeur d’une enquête policière, est une des plus belles, troublantes, sensuelles, sexuelles, émouvantes, justes et totalement déjantées que vous ne lirez jamais. Deacon King Kong est une célébration de la grandeur des petits, des humbles, des hommes et des femmes qui, plus grands qu’eux-mêmes, le deviennent en débordant d’amour, de foi en la chair, de plans foireux, de rêves qui n’en sont même pas. De gens qui survivent pour ne pas sous-vivre, assignés à résidence dans la pauvreté et le déclassement. Il y a ceux qui font avec, se débrouillent, ceux qui tombent du mauvais côté, se relèvent comme Elefante, le mafieux italien du dock ou comme le jeune Deems, le dealer qui vient de prendre une balle dans l’oreille. Sportcoat était tellement saoul qu’il ne sait pas pourquoi il a fait ça. Il n’en n’a aucun souvenir. Et comme un aveugle qui marche sans la voir au milieu d’une émeute, il va traverser intact le chaos qu’il a déclenché, une théorie des dominos qui va entrechoquer les vies de chacun, jusqu’à un final bouleversant d’humanité, à pleurer de rire et rire sous les pleurs. Un roman magistral, jubilatoire, incisif. Plus grand que la vie ? Même pas besoin ! Elle est plus grande que tout. Deacon King King de James McBride aux éditions Gallmeister.

Là où naissent les prophètes – Olivier Rogez

« Je n’ai pas fait le bien que je voulais faire, j’ai fait le mal que je ne voulais pas faire ». La définition du péché selon Saint-Paul pourrait irriguer les pages de ce roman et couler comme un poison dans les veines de ses personnages. Un poison ou l’annonce d’une rédemption. Peut-être les deux. De Gaulle volait, en d’autres temps, vers l’orient compliqué avec des idées simples. Olivier Rogez nous emmène dans une Afrique complexe avec des hommes simples, de la simplicité des justes, des humbles, des fous et des saints. Alors qu’une caravane recrutée par une jeune américaine exaltée se met en route pour aller évangéliser le nord du Nigéria en proie aux bandes armées djihadistes ; un ermite solitaire voyage à pied à la recherche d’une cité idéale, bénissant le nom d’Allah et ralliant à lui jeunes perdus et villageois dépossédés. Chacun voit midi à sa porte et Dieu à son ciel. De son côté, Balthus jeune officier athée, part avec ses hommes à la recherche d’une jeune fille disparue. Parcourant la brousse, ils vont tous, avant de se rencontrer, croiser la haine, le doute, la peur, les faux croyants, les vrais cyniques, mais aussi l’amour et pourquoi pas le pardon. Un voyage entre foi, croyances et superstitions, mais surtout un voyage en terre humaine où chacun se révèlera à lui-même. Autour de la figure bouleversante de Wendell, le jeune pasteur illuminé, ancien enfant soldat hanté par ses crimes, Olivier Rogez compose avec force d’inoubliables personnages aux destins malmenés et renvoie dos à dos ceux qui, des deux côtés, font dire aux écritures ce qu’ils veulent, prêchant pour les autres et prenant pour eux-mêmes. Au milieu du chaos qu’ils sèment, les hommes et les femmes de bonne volonté – j’allais dire de bonne foi – qu’ils croient ou pas, qu’ils croient ou plus, finissent par se découvrir bien plus proches qu’il n’y paraît, à l’aune d’une nature riche de toutes les différences, et de tous les possibles. Nous avons beaucoup à apprendre de l’Afrique. Comme par exemple, cette puissante leçon d’humanité et d’espoir, magnifiquement écrite. Un grand roman. Là où naissent les prophètes, d’Olivier Rogez. Editions Le passage.

Seule en sa demeure – Cécile Coulon

Elle s’appelle Aimée et elle le sera, telle est la promesse (tenue) de ce roman de Cécile Coulon. Aimée sera traversée par l’amour comme un vase ou peut-être une vitre brisée par une pierre, en morceaux épars, pour libérer ce qu’il y a à l’intérieur. Cécile Coulon nous emmène au XIXeme siècle. Un roman à l’imparfait donc, de l’imperfection des hommes et des femmes, s’efforçant de rester droits sous le poids du ciel. De la vie. Il y a beaucoup de beauté dans ce roman à l’écriture soignée. Soigner comme l’on dit bien faire, mais surtout réparer. Une écriture qui voit et répare. Comme l’amour. Ou la grâce. Une écriture qui prend soin des âmes et des corps, ventre tremblant, souffle troublé. Il y a de la grâce donc dans ce roman. Celle des lumières d’après la pluie, de l’odeur humide du matin, de l’effleurement d’une main sur une épaule. Ce qui sauve. Il y a de la grâce et il y a de la beauté. La beauté des lieux d’abord, à l’inquiétante étrangeté chère à Freud. Cécile Coulon nous montre que les lieux font les hommes tout autant que les hommes font les lieux. Ils prennent pierre comme on prend racine. Ce qui tient au sol et résiste au temps, aux éléments, aux déchirements. Dans cette demeure, un endroit où l’on reste – l’on demeure – Aimée deviendra femme, affrontant secrets et mensonges, et se découvrant elle-même. Seule en sa demeure, du verbe demeurer. Cécile Coulon explore l’intime, d’une écriture charnelle et profonde, et nous éblouit comme un soleil d’après l’orage, avec des phrases d’une justesse sidérante, d’une délicatesse infinie. La noirceur tombe peu à peu sur les pages comme le soir sur le jour, laissant les hommes et les femmes habiter leur destin comme des maisons aussi dures que fragiles. Des hommes et des femmes faits du même sang rouge nuit, comme justement la couverture de ce roman vibrant d’humanité que l’on termine en gardant en soi de petits trésors, comme cette phrase de la lettre d’Aleth: « Que les jours prochains soient beaux et les hommes bons avec toi ». Amen. Cécile Coulon. Seule en sa demeure. Editions l’Iconoclaste.

Géantes – Murielle Magellan

Quelle est la place d’une femme ? La place d’une femme dans le monde des hommes et des femmes ? La place d’une femme dans une femme ? La place qu’elle prend. Quelle est la place d’une passion dans une vie. Une vie de femme. Une vie de femme dans le monde des hommes et des femmes. Laura, le personnage central de Géantes va incarner, au sens propre comme au figuré, la réponse à ces questions. Quand sa passion pour la littérature Japonaise (magnifiques pages) vient à lui donner une place inattendue, presque par hasard, Laura, la petite femme ronde, se met à grandir, comme si la place disponible en elle ne suffisait pas pour contenir autant. Se contenir. C’est bien ça qu’elle avait fait jusqu’à lors. Rester dans les limites. De son corps. De sa vie. Avec son mari. Son travail. Ses proches. Alors quand advient une forme de réussite, Laura se retrouve à prendre c’est le cas de le dire, de la hauteur. Elle grandit physiquement. C’est là que les ennuis commencent. Quelques centimètres de plus étaient tolérables. Mais Laura continue à grandir. A s’élever. Elle, qui passait inaperçue, devient remarquable. Une femme remarquable, donc. Et ça pose problème. Remarquable, Murielle Magellan, la Murielle du roman, qui raconte en parallèle à cette fable, la genèse de ce texte, l’est aussi. Elle est d’ailleurs remarquée par un célèbre écrivain russe. Makine, puisqu’il s’agit de lui, lui confie une étrange mission : écrire ce que lui, en tant qu’homme, ne pourrait pas écrire. Sur les femmes. Pourquoi ? La question est posée et le suspens lancé. Au fil des pages, comme sur un fil de funambule, en équilibre maîtrisé par une structure impeccable, les deux intrigues se reflètent chapitre après chapitre. La fable et le réel. Le pourquoi et le comment. Au fur et à mesure que Laura s’émancipe, remarquable, elle le devient aussi, et peut-être surtout, pour elle-même, qui ne s’était jamais vraiment vue. Murielle va, elle, trouver le pourquoi de la curieuse injonction de l’écrivain russe, et nous révéler dans une fin habile, en quoi cette fable, celle de Laura, y répond. L’accomplissement de soi est une des belles promesses – tenues – de ce roman profond et délicat. Et c’est dans sa propre différence (merveilleux personnage d’Eliezer) que chacun trouve à accueillir celle de l’autre. Sa place. Unique et universelle. A la taille de l’humanité. La littérature, dans ce roman d’une intelligence rare, grandit les gens, élève les âmes, et porte haut les cœurs, alors on remerciera Murielle Magellan de nous offrir, en le lisant, l’occasion de prendre une telle hauteur. 

Géantes de Muriel Magellan. Editions Mialet-Barrault (Flammarion).

Les heureux du monde – Stéphanie des Horts

Ils sont venus, ils sont tous là. Fitzgerald, Hemingway, Dos Passos, Picasso, Braque, Gertrude Stein, Cocteau, Fernand Léger, Cole Porter… Les Américains fuyant la prohibition, les Russes fuyant les bolchéviques, les Espagnols, les Italiens, les peintres, les écrivains… Ils passent l’été au cap d’Antibes, l’hiver à Montparnasse. Paris est une fête. Leur vie aussi. Le temps tourne sur lui-même comme un danseur des ballets de Diaghilev. Ça tombe bien, le chorégraphe est là aussi. Et Serge Lifar. On boit beaucoup, on rit, on danse. Il y a des femmes qui aiment les femmes. Des hommes qui aiment les hommes. Des femmes qui aiment leurs hommes qui aiment leur femme. Et aussi celle des autres parfois. Et leur mari peut-être. Ce petit monde, mondain, s’aime, s’admire, se jalouse mais serre les rangs quand l’épreuve ou l’adversité arrivent. Des histoires d’amitiés. Des histoires d’amour. Au centre de ce cercle, il y a les Murphy, Sara et Gerald. Les Murphy sont beaux, les Murphy sont riches, Ils sont libres et non conventionnels. Ils sont aux années folles ce qu’Henry Murger était à la Bohème. Une sorte de définition. Ce couple qui le fascine et à qui il s’identifie, inspire à Scott Fitzgerald les personnages de « Tendre est la nuit ».  Beaucoup d’eux, un peu de lui et Zelda, sa femme. Et les années folles. Mais peu à peu, insidieusement, la folie douce se transforme en vraie folie. L’ivresse en gueule de bois. On trinquait avec Hemingway, on titube avec Fitzgerald. Les romans paraissent. Les amours fidèles se transforment en amitiés trahies. Le bonheur en malheur. L’Europe en champ de bataille. On a dépassé les limites, elles le font payer. C’est le prix pour inventer la modernité, pour écrire ou peindre des chefs d’œuvres. Stéphanie des Horts nous entraîne, dans un style fait de phrases courtes et tranchantes dans le tourbillon des années trente jusqu’au chaos, celui qui accouche des étoiles filantes. Avec une capacité rare à nous placer au plus près des personnages, de leurs tourments et de leur génie, elle nous met au cœur de la création et au corps de la liberté. A fleur de peau. Tendre était la nuit. Cruel sera le jour, quand le soleil se lève. La fête est finie. Mais Dieu qu’elle était belle. Et qu’elle nous est bien contée. Merci. Stéphanie des Horts – Les heureux du monde – éditions Albin Michel.

La sacrifiée du Vercors – François Médéline

Ce n’est pas une question d’ingrédients, plutôt de façon de les travailler. C’est vrai en cuisine. C’est vrai en pâtisserie. Et c’est vrai pour ce roman. En effet, « La sacrifiée du Vercors » a tous les ingrédients d’un polar. Un flic solitaire. Une journaliste perspicace. Le meurtre sauvage d’une jeune femme du coin. Un coupable idéal. Un lieu mythique. De troubles jeux de pouvoirs. Ca pourrait être un polar de James Ellroy. Et ça n’en n’est pas loin. Pourtant ici pas de mystère. Pas de Dahlia noir. Les seuls surnoms sont les noms de code des résistants. Nous sommes en 1944, en pleine épuration. On règle les comptes. Quitte à charger la note, ou à alléger l’addition, en fonction des intérêts supérieurs et des petits arrangements. Une période trouble, propice à décliner toutes les teintes de la noirceur humaine, jusqu’au rouge sang. Un sang qu’on retrouve d’ailleurs souvent dans les titres des chapitres, tous tirés de poèmes de résistants. Magnifique idée, qui élève ce roman par la chair du sacrifice. Des idéaux. Ici des hommes sont morts. Des hommes ont vécu la peur, le froid, la violence des combats. Des hommes, des héros ordinaires. Parfois des salauds tout aussi ordinaires. Ca pourrait donc être un polar, mais ça n’en n’est pas un, ou si peu. Pas de mystère ni de suspens. On comprend vite qui est le coupable et pourquoi. Un polar peu polar donc, où le genre est juste un terrain balisé pour un véhicule au moteur puissant : le style. Un style fait de phrases au présent. Courtes. Sèches. Tendues. Affutées comme des lames. François Médéline taille dans le brouillard avec une écriture précise, lucide et acérée. Un style cut, cinématographique, où les personnages sont définis par leurs actes, plus que par ce qu’ils pensent. Une qualité rare en littérature, qui met le lecteur avec eux, derrière leur épaule, comme une caméra portée. C’est donc pour cette raison que l’on peut ranger ce roman dans sa bibliothèque juste à côté de ceux d’Ellroy. Mais aussi pour cette capacité d’observation hors du commun, qui d’un geste, d’une attitude, d’une expression, dévoile plus que de longues introspections. Ce livre nous rappelle que ce sont les hommes qui font l’histoire, qu’elle recouvre leurs histoires de sa majesté, et qu’il en reste quoi ? Parfois des romans sombres et profonds qui conjuguent le passé au présent et les hommes, même singuliers, au pluriel. Ca n’est pas rien !  La sacrifiée du Vercors – François Médéline – éditions 10/18.

Nickel boys – Colson Whitehead

Un grand boxeur sait terminer un match. Une frappe directe, puissante, inattendue et pourtant travaillée depuis le début. Avec force. Avec style. Avec rage aussi. On appelle ça la classe. Le talent. Ou la vérité qui vous arrive en pleine figure. Brute. Crue. Implacable. Comme le dernier chapitre de Nickel boys de Colson Whitehead, qui vous cueille à vous faire cracher vos larmes et vos dents. Celles que vous avez contre l’injustice, la haine absurde, et le racisme ordinaire érigé en système. Les dents. Et les larmes. Dans cette Amérique des années soixante qui n’en finit pas de hoqueter ses lois Jim Crow, le jeune Elwood Curtis est bien plus inspiré par les discours de Martin Luther King que par les prouesses de Cassius Clay (qui s’appelle encore comme ça à l’époque). Mais la voie de rectitude qu’il se trace avec une intelligence prometteuse va dérailler sur l’aiguillage d’une erreur judiciaire, autrement dit l’arbitraire des blancs. Une maison de redressement, comprendre d’écrasement. Cruauté. Petits trafics. De jeunes adolescents y sont livrés à la dégueulasserie humaine, l’abjection crasse, parce qu’ils sont noirs et pour la plupart orphelins. Elwood luttera de toute son humanité meurtrie pour sortir en homme de cette machine à broyer, mais aussi à tuer comme en témoigne le cimetière clandestin mis à jour des années plus tard par un chantier de construction. Dans ce roman lauréat du prix Pulitzer (c’est le deuxième pour Whitehead après le bouleversant Underground railroad, magistralement adapté en série par Barry Jenkins), ce sont les plaies encore ouvertes de l’Amérique qui saignent comme celles laissées par les brimades et les coups de fouets. C’est aussi une grande leçon de dignité et de courage. Et de littérature. « Dites leur que je suis un homme » écrivait l’immense Ernest.J.Gaines, Colson Whitehead le crie, poings serrés, d’une voix à faire trembler les murs et les âmes, dans un final éblouissant. Victoire par K.O ! 

Les jours heureux – Adelaïde de Clermont-Tonnerre

La vie, l’amour, la mort. L’amour surtout. L’amour avant tout. Avant la mort surtout. Ces jours heureux – qui le sont parfois sans le savoir – sont comme des montagnes russes, faits de sommets et de creux, qu’ils enchaînent avec ivresse. Sous des allures de jeu de piste, c’est à une éducation sentimentale que nous convie Adelaïde de Clermont-Tonnerre. Celle d’Oscar Laventi, jeune scénariste de télévision. Bien sûr, qui dit éducation dit parents, et ses parents, Edouard et Laure, eux-mêmes scénaristes et réalisateurs à succès, lui ont plutôt donné l’exemple d’un amour en montagnes russes. Des sommets enivrants et des creux abyssaux. Entre divorces et remariages. Roller coaster. Ni avec toi ni sans toi. Alors, le mode d‘emploi, Oscar le cherche dans les femmes qui le trouvent. Ses parents il les prend pour modèle ailleurs. L’amour de l’art. Pas l’art de l’amour. Enfin… c’est plus compliqué que ça. Parce que le monde est compliqué. Et grand. En fait pas tant que ça. Pour certains, le monde est moins grand que pour les autres. Il est juste plus profond. Vous ne le savez peut-être pas mais les montagnes russes se traduisent en russe par американские горки: montagnes américaines. Effet miroir. Un miroir de l’époque que justement nous tend, sans concession, Adelaïde de Clermont-Tonnerre. Comme elle l’avait déjà fait avec « Le dernier des nôtres », elle met l’amour au danger du monde, de ses bouleversements, de son histoire. Montagnes russes : l’élection de Trump. Montagnes américaines : les manœuvres de Poutine. Un monde qui se fissure jusque sous les pieds de ses personnages. Un Me Too qui vient ébranler leur milieu. Onde de choc. On en fait des films. On en perd des vies. Adelaïde de Clermont-Tonnerre délivre en chemin de puissants portraits de femmes. De celles qui troublent les sens, inspirent les artistes et font chuter les empires. Féministes, chacune à leur façon, chacune dans leurs combats comme dans leurs ébats (ces pages, d’une vénéneuse beauté, sont particulièrement réussies). La vie, l’amour, la mort. Le sens de la vie donc. La vie où chacun ne va pas dans le même sens. A moins que… dans un final magnifique autant qu’inattendu, on arrive à le surprendre, le monde. A lui faire rendre gorge d’une bouffée d’amour plus grande que lui. Et donner tous les espoirs. Certains romans sont parfumés à l’eau de rose. Celui-ci, tout de beauté douloureuse et de grâce enivrante puise plutôt dans les roses ce qu’elles ont : des pétales d’une douceur infinie, et des épines à se blesser jusqu’au sang. Comme la vie. Comme l’amour. Et merde à la mort !  Les jours heureux – Adelaïde de Clermont-Tonnerre – Editions Grasset

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon – Jean-Paul Dubois

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. On pourrait tout aussi bien retourner la proposition : le monde n’habite pas tous les hommes de la même façon. Car c’est finalement ce qui se passe ici. La vie de Paul Hansen, c’est plutôt le monde qui l’habite. Elle se remplit de celle des autres sans jamais réellement s’y mélanger. Comme l’huile et l’eau. Comme le vide avec le plein. Le ciel qui se pose sous les ailes d’un avion. Comme son père et sa mère. Le blond rigoriste et la brune libertaire qui se sont assemblés sans se mélanger, glissant l’un sur l’autre jusqu’à se séparer. Sans drame. Le monde habite Paul comme ça et Paul, lui, habite le monde du mieux qu’il peut. En bon voisinage. Pour l’instant, Paul habite pour deux ans dans la cellule « condo » d’un pénitencier de Montréal Canada. Il partage cet espace avec son codétenu, Patrick, un Hell’s Angel réduit pour l’occasion à sa carrure imposante, son goût pour les Harley Davidson et une peur maladive de se couper les cheveux qu’il considère comme une partie de son corps. Tu te couperais la langue toi-même ? Paul est dans ce « condo » de misère, juste à quelques blocs d’un autre « condo », de luxe celui-là. Une résidence dont il était l‘homme à tout faire. Paul a toujours pris soin des autres, et du bâtiment, et de ses outils. Patrick Horton, le Hell’s Angel, est là parce qu’il a exécuté une balance. Paul n’a tué personne. Presque pas. Il a juste failli. Parce qu’il n’y avait plus d’issue. A force de tourner en rond dans un monde qui ne tourne plus rond. Il fallait que ça arrive. La révolte. L’église de son père, pasteur Danois, a été ensevelie sous le sable, et le cinéma de quartier de sa mère sous les rouleaux de la nouvelle vague, puis du X grand public. Paul s’est retrouvé à Montréal. Il a rencontré Winona, la pilote d’hydravion. Un amour qui arrive. Comme arrivent les choses dans la vie de Paul. Parce qu’elles sont là. Un jour Winona s’est installée avec lui. Elle a trouvé une chienne Nouk. Et ça a rempli la vie de Paul. Quitte à déborder un peu. Le sable des dunes mange les églises, les cinémas de quartier ferment après les révolutions de carton pâte « Godard le plus con des Suisses pro-Chinois », les avions tombent, les chiens meurent de désespoir. Le monde n’habite pas Paul aussi paisiblement que lui, l’habite. Il faudra une vie entière d’ajustements entre les deux pour qu’ils finissent par se fondre l’un dans l’autre. Faire un tout. Une vie entière et un roman au style fluide et généreux, qui sait regarder avec tendresse les gens simples, les humbles, les vaincus. Pour réaliser avec Paul Hansen que sa vie a aussi remplie celle des autres. A sa façon. Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon de Jean-Paul Dubois, Le livre de poche. Editions de l’Olivier. Prix Goncourt 2019.